Il s’agit là d’un outil de terreur aussi ancien en Syrie que le règne de la dynastie des Assad. Longtemps, les « disparitions forcées » y ont été aussi répandues qu’illégales. Entre 1980 et 2000, sous le gouvernement d’Hafez Al-Assad, père de l’actuel président, 17 000 personnes, pour la plupart des membres des Frères musulmans ou des partis de gauche, des communistes, ainsi que des Palestiniens, ont ainsi « disparu » après avoir été emprisonnées au secret, selon des chiffres rappelés par Amnesty International dans son rapport intitulé « Entre la prison et la tombe, les disparitions forcées en Syrie », publié jeudi 5 novembre.
Ce phénomène a également accompagné l’occupation syrienne (1976-2005) au Liban, où aujourd’hui encore des centaines de familles continuent de militer, à travers d’organisations telles que Missing, dans l’espoir de connaître le sort de leurs « disparus ». En Syrie, Moustafa Khalifé, qui disparut douze ans, dans les geôles du régime, accusé – bien qu’il soit chrétien grec-catholique – d’appartenir aux Frères musulmans, a raconté cette forme de terreur dans La Coquille, (Sindbad-Actes Sud, 2007). L’irrationnel, le désespoir et la mort y sont inscrits à chaque page. Un jour, le prisonnier entend le chef de cellule parleravec le « tasseur », chargé de « tasser » les détenus dans des pièces trop étroites : « Le chef s’est levé d’un bond et a parlé longuement avec le garde. Quand il est revenu, il a dit au “tasseur” en chuchotant :
– Il y a de grosses fournées qui arrivent de province… Nos collègues vont êtretransférés à la prison du désert. Aujourd’hui ou demain.
Le “tasseur” s’est étonné :
– Bon sang ! Ils veulent coffrer tout le monde ? Y aura bientôt plus personnes dehors… »
Une stratégie systématique
Ce que met en lumière le rapport d’Amnesty International est d’une tout autre dimension. Ces disparitions forcées sont en effet devenues une « stratégie » du régime, une forme d’attaque « systématique » à l’encontre des populations civiles, selon des proportions encore difficiles à mesurer mais que l’on peut qualifier de « démesurées ». Depuis le début du soulèvement syrien, en mars 2011 et jusqu’au mois d’août 2015, pas moins de 65 116 noms d’individus soumis à ces disparitions forcées ont été documentés et vérifiés, parmi lesquels 58 148 civils. Amnesty International précise qu’il s’agit là « d’estimations basses ».
Dans son documentaire « Disparus, la guerre invisible de Syrie », la réalisatrice Sophie Nivelle-Cardinale avance quant à elle le chiffre effarant de 200 000 disparus. « Les associations syriennes ont comptabilisé plus de 600 000 Syriens détenus depuis 2011 et nous savons que c’est lors de ces détentions que ces gens disparaissent, dit-elle. En enquêtant auprès d’ONG syriennes et des familles de disparus, en interrogeant d’anciens responsables sécuritaires syriens qui ont fait défection, nous sommes arrivés à cette estimation. Outre les lieux connus de détention, nous avons pris connaissance de l’existence de hangars ou d’écoles transformés en camps de concentration où règnent la torture et la famine organisée. »
Depuis la défection, en 2013, de « César », une recrue de la police militaire chargée de photographier les cadavres de prisonniers, il est possible de parler d’un crime systématique et organisé avec une rigueur toute administrative. Grâce aux photos qu’il est parvenu à exfiltrer du pays, on sait aussi que ces disparitions forcées ne prennent souvent fin qu’avec la mort du disparu, sans que les familles n’en soient pour autant informées. Les 55 000 clichés de corps dûment numérotés représentent, selon les experts qui les ont étudiés, environ 11 000 corps photographiés dans deux morgues entre 2011 et 2013. La « machine de mort syrienne » a été également documenté dans l’ouvrage de Garance Le Caisne, L’Affaire César, paru chez Stock en 2015. L’auteur y indique, entre autres, que l’un de ces centres de torture et de mort n’est situé qu’à un jet de pierre du palais présidentiel de Bachar Al-Assad, à Damas.
Le marché noir des « intermédiaires »
Selon Amnesty International, 90 % de ces détenus sont des jeunes hommes, le reste étant des femmes (4 %) et des enfants (6 %). Depuis 2011, les cibles prioritaires du régime ont été, dans l’ordre chronologique : les manifestants pacifiques suivis, quelques mois plus tard, par les défenseurs des droits de l’homme, les journalistes et blogueurs, et enfin, les médecins et personnels médical et humanitaire. Les exemples fournis dans le rapport illustrent les ravages que provoquent ces disparitions dans leurs familles et cercles proches.
Le 9 mars 2013, des agents des renseignements militaires ont arrêté Abdel Rahman Yassin dans sa maison située en banlieue de Damas. Le lendemain, ils vinrent s’emparer de bijoux, de l’argent et de la voiture familiale. Le jour suivant, les agents revinrent encore et arrêtèrent son épouse Rania, sa secrétaire (elle était dentiste), ainsi que leurs six enfants âgés à l’époque, de 14 à 2 ans. Tous sont encore portés disparus. Nul ne sait ce qui a motivé leur arrestation.
Ceux qui osent venir s’enquérir du sort de leurs disparus disparaissent parfois à leur tour. Les familles redoutent alors d’en parler, s’enferment dans le désarroi et la peur. Les conséquences sont tragiques : exclusion sociale, dommages psychologiques et ruine financière. Avec la multiplication des disparitions, a émergé un marché noir aussi odieux que florissant. Les familles s’endettent auprès des autorités ou d’« intermédiaires » dans l’espoir d’obtenir des informations, ne serait-ce que la certitude que le disparu est mort. Salam, le père d’un jeune disparu, explique avoir versé l’équivalent de 3 000 dollars à un intermédiaire qui avait promis de lui dire « un seul mot : “mort” ou “vivant” ? »
« Crime contre l’himanité »
Dans la famille Durgham de la ville de Palmyre, trois fils ont disparu. Mohamed, manifestant de la première heure, a été arrêté le 27 février 2012 par des hommes en uniforme des services de renseignements de l’armée de l’air. Son frère Naïm a été arrêté chez lui, le 10 mars 2012, après avoir été battu devant sa famille. Le troisième, Assaad, a été arrêté près de chez lui, le 23 mars 2012. Khaled, seul de la fratrie à être encore libre, vit exilé en Turquie. Ses recherches pour retrouver traces de ses frères lui ont coûté 150 000 dollars, payés aux « intermédiaires » censés être suffisamment proches de l’Etat pour obtenir des informations. Jusqu’ici en vain, plus personne n’a entendu parler d’eux.
L’ampleur et le caractère systématique de ces disparitions forcées en font, selon Amnesty International et selon le droit international, un « crime contre l’humanité ». Il est probable, selon l’organisation, que le nombre de disparus soit en réalité bien plus élevé : « L’ampleur exacte du phénomène des disparitions forcées en Syrie ne pourra être comprise, si l’on y parvient jamais, qu’après la fin du conflit », relève le rapport.
http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2015/11/06/les-disparitions-forcees-arme-de-guerre-de-bachar-al-assad_4804664_3218.html