Les djihadistes chiites, l’autre menace pour l’avenir de la Syrie et des Syriens (2/3) – par Ignace Leverrier
2 / Origine et ampleur de la mobilisation chiite en Syrie
Lorsque les Syriens commencent à se soulever, en mars 2011, l’Iran est solidement implanté en Syrie. C’est en particulier grâce à des experts iraniens que les services de renseignements syriens, en captant les appels à manifester échangés sur Internet par les activistes et les opposants, ont été en mesure durant des mois de prévenir les rassemblements et de repousser l’explosion populaire tant redoutée. Entre 2000 et 2010, profitant de l’inexpérience et des erreurs d’appréciation de Bachar al-Assad, les Iraniens sont en effet parvenus à passer du statut d’alliés stratégiques dans lequel Hafez al-Assad les avait confinés, à celui de tuteurs ou de parrains de son successeur. Ils ne sont pas encore les décideurs de l’ombre qu’ils deviendront bientôt, lorsque celui-ci, largement dépendant de leur soutien, n’aura plus rien à leur refuser. Mais, ayant refait le système de communication sécurisée de la Présidence et disposant d’officiers à leur dévotion dans l’institution militaire et les appareils de sécurité, ils sont au courant des petits et des grands secrets du régime. Ils sont donc en mesure de peser sur nombre de ses choix dans de multiples domaines.
Déjà présents dans le pays, des experts du corps des Gardiens de la Révolution islamique (Pasdaran) conseillent l’état-major et encadrent sur le terrain les troupes immédiatement chargées de réprimer les manifestations. Avec le début, puis l’accélération des désertions d’officiers dans les rangs de l’armée gouvernementales, le régime se voit contraint de faire appel à eux pour d’autres missions. Des tireurs d’élite iraniens sont signalés en juin 2011, avant d’être capturés et exhibés parmi les francs-tireurs qui ont pour mission principale de supprimer les meneurs et les animateurs des protestations, et pour mission secondaire de tirer à l’occasion sur les forces régulières afin de permettre au régime d’imputer des morts à une révolution qu’il veut violente. Leur présence est confirmée par le témoignage d’un déserteur en provenance des moukhabarat militaires, qui fait état, en août 2011, de quelque 200 éléments iraniens aux ordres de son supérieur, le général Jameh Jameh, à Deïr al-Zor.
Avant que le même déserteur signale aussi l’arrivée dans la ville d’un contingent de 180 combattants du Hizbollah, confirmée par un franc-tireur du parti tombé aux mains de ceux qui la défendent, l’implication en Syrie du Parti de Dieu n’est déjà plus un secret pour quiconque. Les dénégations constantes de son secrétaire général ne convainquent que ceux qui le veulent, et, surtout, elles sont contredites par une quantité de témoignages, comme celui de ce travailleur syrien au Liban, qui rapporte dès le mois de mai 2011, dans quelles conditions il a été recruté par le parti chiite pour faire le coup de feu dans son propre pays. Les combattants de Hasan Nasrallah sont déployés et aperçus tout au long de la frontière entre le Liban et la Syrie, qu’ils ont pour mission de sécuriser. Mais ils sont également engagés dans la répression à Daraa, à Homs, à Zabadani, etc.
A l’été 2011, diverses récits confirment la présence et l’engagement en Syrie de groupes de combattants chiites en provenance d’Irak, dont les chefs, comme les responsables syriens, s’évertuent à nier la réalité. Il en va ainsi, en particulier, de l’Armée du Mahdi de Moqtada al-Sadr, dont 400 membres sont présents à Homs en septembre 2011, où ils sont parvenus avec le soutien logistique du gouvernement de Nouri al-Maliki qui n’a rien à refuser à l’Iran. Le mois suivant, rentrant d’une mission en Syrie pour laquelle il a été payé 2000 $/mois, un membre de cette même formation confirme avoir contribué à la dispersion des manifestants et à la remise aux moukhabarat syriens des jeunes gens dont il était parvenu à s’emparer avec ses camarades, dans des agglomérations dont il n’a jamais su les noms. Les derniers doutes sont levés sur cette implication à la faveur de la capture, dans la région d’Alep, fin décembre 2011, d’une dizaine de prétendus « pèlerins » arrivés en Syrie, en dépit des circonstances, pour visiter les lieux attachés au souvenir de la famille du Prophète. Selon le gouverneur de la province irakienne d’al-Anbar, qui menaçait, en novembre 2011, de révéler tout ce qu’il savait des agissements criminels de l’Armée du Mahdi en Syrie, le groupe avait alors envoyé quelque 4 600 hommes se battre au côté du régime syrien…
L’été 2012 est marqué par deux développements d’importance : d’une part, la multiplication des appels lancés par des religieux iraniens aux chiites du monde entier pour les inciter à aller « protéger les lieux saints » de Syrie menacés de destruction par les « sunnites radicaux », et, d’autre part, l’apparition du Liwa‘ Abou al-Fadl al-Abbas, une unité composée de chiites irakiens issus de diverses factions armées, qui se pose en gardien du site de Sayyida Zaynab, dans la banlieue de Damas, avant d’intervenir dans les affrontements avec les forces de l’opposition et leurs alliés islamistes à Alep et ailleurs. Mais le véritable tournant a lieu en avril 2013 avec l’intervention du Hizbollah, qui joue un rôle déterminant dans la reprise à l’opposition du village d’al-Qseïr, et qui, fort de cette victoire, participe désormais aux combats à visage découvert, avant de prendre la direction des opérations dans plusieurs gouvernorats du pays… au risque d’irriter les officiers nationalistes dans l’armée et les services. Finalement, avec la multiplication au même moment des groupes de combattants iraniens, irakiens, pakistanais, afghans, yéménites et autres, l’engagement au côté du régime syrien de plusieurs milliers de « djihadistes chiites » devient l’un des éléments structurants d’un conflit entré, depuis l’été 2011, dans une phase armée.
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Selon une étude réalisée par le Centre international de Défense des Droits de l’Homme et des Libertés publiques (ICDHRF), une ONG syrienne créée en 2006, plus d’une vingtaine de milices chiites de tailles diverses combattaient en Syrie en 2014. Ces résultats ne sont pas contredits par un rapport plus récent, élaboré et diffusé par le Réseau Syrien des Droits de l’Homme (SN4RH).
Bien que leurs membres soient en grande majorité non-syriens, la plupart de ces milices ont été créées en Syrie, pour se battre en Syrie. Elles regroupent des hommes généralement de la même nationalité. Mises en place sous l’égide de formations plus anciennes et aguerries telles que les Gardiens de la Révolution iranienne, le Hizbollah libanais, l’Armée du Mahdi ou les Cohortes des Ahl al-Haqq, elles n’ont été engagées sur le terrain qu’au terme de stages de formation accélérée en Iran, en Irak, au Liban ou en Syrie. Les combattants qu’elles rassemblent ont gagné ce dernier pays par voie aérienne ou terrestre, sous la supervision des services de renseignements syriens. Ils ont été dotés de faux papiers les présentant comme des pèlerins, des visiteurs, des étudiants boursiers, des experts de sociétés privées ou des hommes d’affaires… Une partie d’entre eux ont été munis de passeports et de documents d’identité syriens.
Sur place, ils ont reçu, puisés dans les arsenaux de l’armée régulière syrienne, les armes individuelles au maniement desquelles ils s’étaient entraînés. Leur solde, qui peut aller de 500 dollars/mois pour un Afghan hazara sans compétence militaire préalable à 2500 dollars pour un membre expérimenté d’une milice iranienne, est assurée, soit par le régime syrien, soit, dans la plupart des cas, compte-tenu de la situation des finances de la Syrie, par ceux qui les ont recrutés. Ils sont évidemment logés dans des casernes ou dans des camps des forces armées syriennes, dont la surveillance et la sécurité est assurée conjointement par les moukhabarat syriens et les Pasdaran, véritables maîtres d’œuvre de l’ensemble de cette mobilisation.
Au début du mois de juin 2014, les milices chiites repérées en Syrie étaient les suivantes :
- le Hizbollah libanais, dont les combattants étaient estimés au bas mot à quelque 4 000, un chiffre nettement sous-évalué selon nombre d’observateurs ;
- les Brigades al-Quds, une force iranienne dépendant de la Légion al-Quds dirigée par le général Qasem Sleimani personnellement, dont les hommes étaient alors évalués à 1 200 combattants ;
- le Régiment Abou al-Fadl al-Abbas, qui réunit des Irakiens, des Syriens en provenance des villages chiites syriens de Nubul et al-Zahra, des Libanais et des combattants de plusieurs pays d’Asie, et qui revendiquait 10 000 hommes ;
- le Régiment Sa’da, une milice de hawthistes yéménites bien entraînée, dont les combattants, un temps estimés à 750, ont été réduits à près de 100 seulement lorsque les troubles ont éclaté dans leur pays ;
- la Brigade Qamr Bani Hachem, une milice irakienne créée par des combattants issus d’Abou al-Fadl al-Abbas, rejoints par des habitants des villages de Nubul et al-Zahra, qui a bénéficié d’une certaine popularité grâce à la couverture que la propagande du régime a assurée à ses opérations alors que ses hommes ne dépassaient pas les 200 ;
- le Régiment al-Loutf, une milice irakienne qui ne regroupait guère que 150 hommes et qui était de ce fait obligée de se battre sous la bannière d’Abou al-Fadl al-Abbas ;
- le Régiment al-Ma’soum, une milice irakienne créée autour d’un noyau de combattants « sadristes » (membres du courant de Moqtada al-Sadr), bientôt contraints de rejoindre Abou al-Fadl al-Abbas ;
- le Régiment « Garant de Zaynab », issu des Cohortes des Ahl-Haqq nées en Irak d’une scission au sein de l’Armée du Mahdi de Moqtada al-Sadr, dont le nom résumait la mission qu’il entendait mener en Syrie ;
- les Brigades Haydar al-Karar, une milice irakienne dépendant des Cohortes des Ahl al-Haqq, qui était réputée posséder dans ses rangs – 800 combattants environ – les meilleurs tireurs d’élite ;
- les Brigades du Hizbollah irakien, proches au plan idéologique du Hizbollah libanais et au plan militaire de la Légion al-Quds, qui étaient entrées en Syrie sous le nom de Mouvement des Noujaba‘ et dont les 1 500 combattants étaient réparties en 3 régiments différents ;
- les Brigades du Maître des Martyrs, une scission d’Abou al-Fadl al-Abbas proche de la Légion al-Quds, dont les 700 hommes étaient pour la plupart irakiens ;
- le Régiment Dhou al-Fiqar, une autre milice irakienne issue d’Abou al-Fadl al-Abbas, dont le millier de combattants se sont rendus coupables de quelques-uns des pires massacres perpétrés en Syrie par les milices chiites ;
- la Brigade al-Zahra, une milice syrienne composée d’environ 350 chiites originaires du village du même nom, dans le gouvernorat d’Alep, précédemment engagés dans les Comités populaires créés à l’instigation du régime, qui était armée et financée par lui ;
- la Brigade du Martyr du Mihrab, une autre milice syrienne regroupant 500 habitants du village chiite de Nouboul, à l’ouest d’Alep ;
- la Brigade al-Abbas, elle aussi syrienne, qui rassemblait 200 combattants du village de Kafraya, dans le gouvernorat d’Idlib et qui fonctionnait de la même manière que les deux précédentes ;
- les Brigades d’al-Faw’a, encore une milice syrienne qui réunissait près de 800 hommes originaires de la ville du même nom, dans le gouvernorat d’Idlib ;
- le Régiment de l’Imam Hasan al-Mujtaba, une milice irakienne entrée en Syrie « pour protéger Sayyiba Zaynab », dont les 1 000 hommes, en partie recrutés sur place parmi les chabbiha à la solde du pouvoir syrien, se sont fait remarquer par une particulière cruauté et par des exactions répétées au détriment des localités environnantes ;
- le Régiment Assad Allah al-Ghaleb, une milice également irakienne dotée d’équipements sophistiqués, dont les près de 500 hommes portaient des uniformes frappés de l’insigne des Forces d’Intervention rapide irakiennes ;
- la Légion « Promesse sincère », une milice composée de Syriens, d’Irakiens et de chiites d’autres nationalités, qui rassemblait quelque 1 000 hommes ;
- les Brigades de l’Avant-Garde du Khorasan, une milice irako-iranienne proche de la Légion al-Quds, chargée durant quelque temps de la sécurité de l’aéroport international de Damas, qui réunissait 600 hommes environ ;
- les Forces du Martyr Mohammed Baqer al-Sadr, une autre milice irakienne du courant « sadriste » dont les 800 hommes, qui portaient l’uniforme des Forces de Sécurité intérieure syriennes, assistaient par petits groupes les Forces de Protection du Régime dans différents quartiers de la capitale ;
- le Régiment de l’Imam al-Huseïn, une milice composée d’Irakiens, d’Iraniens, d’Afghans et de Pakistanais, dont les 1 200 hommes étaient répartis dans différents quartiers d’Alep et contribuaient à l’encerclement de la partie de la ville échappant au pouvoir en place ;
- l’Organisation Badr, qui amalgamait des Irakiens et des Iraniens pour la plupart entraînés à la guérilla, aux combats de rues, aux enlèvements et aux assassinats, et qui regroupait environ 1 500 homme ;
- le Régiment « Jour Promis », encore une unité de combattants « sadristes » irakiens, qui comptait, parmi ses 350 éléments un temps engagés dans la région du Qalamoun, quelques dizaines de Pakistanais et d’autres asiatiques ;
- le Régiment Baqiyat Allah, une milice apparemment irakienne mais surtout composée d’Afghans, dont les 400 hommes avaient pour mission de renforcer la protection de l’enceinte de l’aéroport de Damas.
Les milices plus haut répertoriées, dont la liste encore une fois ne prétend pas à l’exhaustivité, rassemblaient à l’été 2014, selon l’étude de l’ICDHRF, quelque 20 à 25 000 hommes. Mais, selon des estimations plus récentes, auxquelles ne se risque pas le rapport de SN4HR, il y a, en ce moment en Syrie entre 35 et 40 000 djihadistes chiites. Selon Philipp Smyth, auteur d’un rapport très documenté sur « Le djihad chiite en Syrie et ses effets régionaux« , ils sont « des dizaines de milliers », soit plus nombreux – peut-être deux fois plus nombreux – que les étrangers ayant rejoint les différents groupes sunnites en Syrie, lesquels sont évalués pour leur part à environ 20 000 hommes. Et, surtout, ils les ont précédés en Syrie, confirmant que le régime syrien voulait dès le départ donner une coloration confessionnelle à l’affrontement qu’il recherchait avec sa population.
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Avant de s’intéresser, dans une troisième partie, aux massacres et aux exactions en tous genres qui apparentent ces milices chiites à leurs ennemis sunnites, on relèvera que, de la première à la dernière étape, c’est-à-dire depuis le recrutement des combattants dans leur pays ou dans certains camps de réfugiés en Iran, et jusqu’à leur engagement face à l’ennemi sur le terrain en Syrie, l’ensemble du dispositif est contrôlé par ceux dont il sert les intérêts, à savoir les Iraniens.
- En dépêchant de l’autre côté de la frontière une partie de leurs hommes, en réponse aux appels en provenance de diverses personnalités religieuses, certains leaders irakiens n’aspirent pas à autre chose qu’à s’approprier une partie du capital symbolique attaché aux yeux des chiites, partout dans le monde, à la protection des lieux saints liés au souvenir de la famille de l’Imam Ali. C’est pourquoi ils prétendent « répondre à l’appel de Zaynab », ou « venir à son secours » pour « empêcher qu’elle soit de nouveau capturée »… Qu’ils bénéficient ou non du soutien du gouvernement irakien, dont le chef, Nouri al-Maliki, n’était qu’un relais de la politique iranienne dans la région, ne change rien à l’affaire.
- En accueillant, en assurant le logement et en fournissant armes et munitions aux volontaires toujours plus nombreux en provenance de communautés chiites aux langues et cultures totalement différentes, le régime syrien a pour principale préoccupation de les utiliser là où il en a le plus besoin, au début pour disperser les manifestants, puis pour sanctionner les populations, assister son armée défaillante, repousser ses ennemis et leur reprendre les agglomérations ayant échappé à son contrôle. Bref, pour survivre en dépit de l’affaiblissement, du manque de motivation et de l’incompétence de son armée.
- En organisant le recrutement et l’acheminement de ces combattants, en supervisant la création des nouvelles milices, en favorisant la redistribution de leurs membres pour limiter les conflits internes et en les encadrant – directement ou via le Hizbollah – lors des affrontements sur le terrain, les Iraniens n’entendent pas uniquement faire ce qui est en leur pouvoir pour maintenir en place un président syrien devenu un jouet entre leurs mains. Ils cherchent surtout, en attirant en Syrie des dizaines de milliers de chiites et en y favorisant leur implantation durable, à modifier les équilibres confessionnels en faveur de la communauté chiite, de manière à y pérenniser leur influence, si ce n’est leur propre présence en tant que « protecteur du protecteur des minorités ».
(A suivre)
date : 01/04/2015