Les leçons de la crise syrienne – par Rim Khouni Messaoud
Rim Khouni Messaoud
Docteur de l’université Paris 3-Sorbonne Nouvelle, spécialiste de l’Iran et du Moyen-Orient.
Source : Magazine Moyen-Orient, numéro 12, Octobre-Décembre 2011.
La chute du régime de Bachar Al-Assad peut avoir des conséquences géopolitiques majeures pour la région. Si Israël a su maintenir une position de force pendant les révolutions, le gouvernement conservateur de Benyamin Netanyahou craint une montée en puissance de l’islamisme radical si Damas, un ennemi « commode », tombe. Mais à l’heure des révolutions, la question de la démocratie est primordiale : les forces d’opposition doivent s’unir pour ne pas retomber dans l’autoritarisme.
L’effet des révolutions tunisienne et égyptienne s’est étendu à d’autres pays dans le monde arabe et plusieurs mouvements de libération sont encore inachevés. Cet élan démocratique a effacé une parenthèse liée à des dictatures autocratiques qui se sont maintenues au pouvoir durant les décennies. Même si rien n’est encore réglé dans certains pays, la donne a réellement changé, ce qui peut avoir des conséquences imprévisibles au point de vue des relations internationales. Il y a aujourd’hui pour ces pays des atouts et des handicaps pour réussir la transition démocratique et les résultats peuvent être assez différents d’un pays à l’autre. En effet, alors que la crise syrienne s’exacerbe, attire toute l’attention de la communauté internationale qui essaie de réagir d’une seule voix, la question de l’après-Bachar Al-Assad est d’ores et déjà d’actualité.
Aujourd’hui en Syrie, mais aussi dans les autres pays de la région, la question de la démocratie doit être indiscutable. Il faut voir d’abord comment parvenir à la démocratie et comment va se passer la transition d’une manière progressive. Puis viennent les questions qu’il faut trancher : le respect de toutes les composantes de la société, la culture arabo-islamique et son influence sur les lois et la législation, les questions sociales, les alliances, la nature du système politique, les politiques de développement qui seront suivies, etc.
La rupture avec un modèle
Dans un espace public fermé et devant l’absence de vie politique et de partis pendant de longues décennies, le peuple a fait le travail pour mettre fin à cette situation qui l’étouffe. L’opposition syrienne est active, mais elle n’est pas unie. Des conférences et des colloques sont organisés, mais il y a des pays derrière ces réunions. En effet, deux problèmes se posent aujourd’hui. D’une part, l’absence d’unité et de rassemblement. L’union permet en effet de proposer des projets et des programmes sans qu’il y ait de crainte que cela soit désapprouvé par d’autres oppositions. D’autre part, les forces d’opposition qui travaillent principalement dans le secret finissent par adopter l’attitude du gouvernement qu’elles combattent, comme le fait de mélanger la souveraineté et les questions politiques. Les régimes autoritaires considèrent que toutes ces questions sont liées à la souveraineté, comme le fait de ne pas autoriser les manifestations ou de recourir à la censure des médias. L’erreur généralement commise est de considérer tout événement comme étant politique, et que rien n’est lié à la souveraineté : le Golan, l’intervention étrangère, les questions ethniques et confessionnelles. Tout devient source de désaccord. Pour éviter cela, il faut se garder de mélanger la question de la souveraineté et les questions d’ordre politique.
Toute concurrence doit se dérouler sous le toit de la démocratie. Les oppositions doivent être unies, se comporter d’égal à égal et mettre en place un programme national qui ne dépendra d’aucun pays étranger. Le Golan, les relations avec la Palestine, la non-intervention étrangère, le non-recours à la violence dans le débat politique interne, le refus des divisions et des partitions sur la base de groupes ethniques, de confessions ou de religions, sont des questions liées à la souveraineté que toutes les forces doivent admettre et que les puissances régionales et les pays occidentaux doivent respecter, car cela ne concerne pas l’étranger. Les autres pays ne doivent pas dire aux syriens ce qu’il faut faire, en intervenant, en aidant ou en finançant. Par ailleurs, le financement des partis politiques doit être basé sur la transparence et la clarté, et il ne faut pas dépendre de puissances étrangères.
Une posture unie de toutes les forces d’opposition et révolutionnaires, occupées par des problèmes de leadership, est une nécessité afin de s’unir avec les jeunes qui font des comités. Sur la scène diplomatique, on voit l’Arabie saoudite, la Turquie, les États-Unis et le Qatar. Tandis que la Maison Blanche se félicite de la chute des dictatures et condamne la violence du régime Al-Assad, les autorités de Riyad et d’Ankara sont plus prudentes, car elles souhaitent conserver ou renforcer leur statut de puissance dans une région déjà très traumatisée par la guerre en Irak. Or il est urgent de trouver une issue pacifique, sans intervention militaire étrangère pour que la Syrie puisse devenir un modèle pour l’Irak et le Liban, afin d’éviter une « somalisation », une « irakisation » ou une « libanisation » du pays, mais aussi pour d’autres Etats, tels le Yémen – où la violence ne cesse d’empirer depuis le début des révoltes populaires, en janvier 2011 – et la Libye, aujourd’hui « libérée » après quarante-deux années de dictature de Mouammar Kadhafi. Ce serait une catastrophe si la Syrie se transformait en un terrain de conflit international comme ce qui se passe au Liban ou en Irak.
La responsabilité historique est de faire en sorte qu’on évite ces risques extrêmement dangereux. Il ne s’agit pas seulement de se débarrasser du régime syrien, il s’agit aussi de contrer les risques de division et d’intervention étrangère, pour préserver le pays et sa souveraineté (un leader des Kurdes de Syrie a parlé de séparatisme). Pendant des mois, le régime syrien a voulu faire comprendre au monde qu’il était face à un choix : « Nous accepter ou le déluge », selon les termes de l’analyste politique Azmi Bichara. Mais cela ne peut durer éternellement.
Craintes et perspectives régionales
A la lumière des révoltes en Syrie, de la situation au Maghreb, au Moyen-Orient et dans le golfe Persique, on assiste à une montée des craintes de la part du gouvernement syrien de connaître le même sort que Zine el-Abidine ben Ali, Hosni Moubarak et Mouammar Kadhafi, mais aussi de la part de l’Iran, de la Turquie et d’Israël. Quelle est en effet la nature des craintes de chaque partie ? Quels horizons et perspectives peut-il y avoir ?
Depuis le début des révoltes en Syrie, en mars 2011, une obsession israélienne majeure de l’après-Bachar Al-Assad est que les Frères musulmans aient une influence importante dans les cours des événements et que ce mouvement élargisse la « nuisance » du Hamas palestinien. Israël continue en même temps d’exploiter les peurs et les craintes des pays arabes, notamment ceux du Golfe, et de leur voisin très proche sur le plan géographique : l’Iran. Quant à la République islamique, elle craint par-dessus tout de voir son régime s’effondrer sous les coups d’une révolution populaire, chose que le gouvernement veut à tout prix et par tous les moyens éviter. Les dernières manifestations importantes, organisées après la réélection en 2009 du président Mahmoud Ahmadinejad, ont été sévèrement réprimées. Par ailleurs, Israël a jusqu’à présent su gérer ses relations de manière favorable à ses intérêts, mais il n’existe aucune garantie que cet avantage se maintienne en cas de changement de pouvoir à Damas. Aussi, l’Iran se trouvera-t-il dans une situation difficile sur le plan régional après une chute de Bachar Al-Assad. Les craintes israéliennes déclarées d’une vague islamique dans la région cachent en réalité d’autres peurs. Faut-il rappeler que c’est le Fatah, et non une mouvance islamiste, qui avait fait face il y a des décennies à l’occupation israélienne, bien avant l’arrivée sur la scène politique du Hamas et du Hezbollah libanais ? Ils ont bien entendu tous les deux fait face à Israël, mais cela conduit à dire que pour les cas syrien et iranien, seule une démocratie ferait trembler Israël.
Le discours de l’ayatollah Ruhollah Khomeiny au moment de son arrivée au pouvoir, en février 1979, était celui du soutien aux opprimés (mostaz’afine ou mazloumine) dans le monde, mais quand il s’agit de certains pays comme la Syrie, l’Iran met en avant ses calculs et intérêts, ce qui est d’une manière générale légitime. Toutefois, le problème se pose quand cela touche aux revendications et à la liberté des autres. L’Iran est une République islamique, ce n’est pas une démocratie, mais il existe une pluralité au niveau politique et un changement de président par le biais d’élections, donc il n’y a pas de chef d’Etat à vie. A l’inverse, dans un régime laïc comme en Syrie, il n’y a pas de pluralité, d’où le paradoxe de la position iranienne face aux événements dans la région. Or, sans la Syrie actuelle, l’Iran serait dépourvu d’un soutien important, voir vital, au Moyen-Orient, ce qui affaiblirait ses ambitions de leadership face à des puissances et à des acteurs plus importants et beaucoup plus présents. C’est le cas de la Turquie qui s’impose de plus en plus facilement, depuis que le parti islamiste AKP (Parti de la justice et du développement) est au pouvoir. Dans le monde arabe, la montée en puissance de Recep Tayyip Erdogan s’est illustrée lors de ses visites officielles, en septembre 2011, en Tunisie, en Egypte et en Libye. Le Premier ministre turc a partout été accueilli comme un héros. Or il faut être prudent, car son discours laïc n’a pas été apprécié par tout le monde, notamment par les Frères musulmans égyptiens, qui commencent à se méfier des intentions d’Ankara dans la région.
En outre, il existe une autre considération géopolitique pour Téhéran. Damas représente un point de pression contre l’ennemi israélien. Un nouveau gouvernement en Syrie pourrait donc modifier considérablement la « donne » régionale et être un facteur d’isolement pour l’Iran qui craint de perdre son influence sur les minorités chiites dans les pays du Golfe s’ils sont tous touchés par le « printemps arabe ». En effet, à long terme, la dimension « citoyens/société civile » de cet événement historique pourrait priver l’Iran de l’argument confessionnel qui lui sert de prétexte pour s’ingérer dans les affaires intérieures des monarchies du Golfe.
Par ailleurs, une chute éventuelle du régime syrien affaiblirait la position du Hezbollah qui se retrouverait face au Libanais sunnites accablés par la domination du parti de Hassan Nasrallah sur le paysage politique. La Syrie permet ainsi à l’Iran de tenir des positions à l’extérieur de ses frontières grâce au Hezbollah, au Hamas et au Djihad islamique. La Syrie permet à l’Iran d’avoir des voies de communication avec ces groupes radicaux. En plus, elle représente au nord un point de pression contre Israël (pour l’Iran). Un nouveau gouvernement en Syrie pourrait ne pas accepter ces points, d’autant plus qu’une grande partie de l’oppositoin est contre la nature des relations irano-syriennes.
Certains craignent l’abandon du soutien iranien au Hamas et au Djihad islamique, ce qui pourrait être vrai à court terme. Mais à moyen et long terme, la nouvelle situation dans le monde arabe pourrait être très bénéfique pour la question palestinienne. En outre, on peut voir le front de la résistance se diviser, ce qui est fort probable. Dans ce contexte de révolutions, le front des « pays modérés » s’est divisé avec le départ de Moubarak, mais il y a aujourd’hui un nouveau camp de soutien aux Palestiniens, plus important : c’est celui des peuples descendus dans les rues et qui peuvent devenir le vrai front de résistance si l’après-révolution se passe bien.
Un autre risque pour l’Iran : sa présence en Irak se verrait, elle aussi, se détériorer face à une présence arabe et turque plus importante dans ce pays et comme éventuel résultat d’un rôle moindre de l’Iran. Depuis quelques mois, une campagne menée par des médias iraniens, Fars, Press TV, ainsi que par la chaîne Al-Manar du Hezbollah, accuse la Turquie d’ « hypocrisie » et de vouloir une intervention militaire en Syrie qui aille dans le sens des intérêts turcs. Il y aurait même eu un échange de menaces entre les deux parties : si Ankara permettait d’utiliser ses bases pour une attaque contre la Syrie, l’Iran attaquerait à son tour la Turquie en envoyant des missiles sur son territoire. Ce qui est certain aujourd’hui, c’est que le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan ne cherche pas à entrer en guerre, mais qu’il ne veut pas voir un déséquilibre des forces dans la région.
La centralité de la question palestinienne
La question palestinienne demeure d’une importance capitale. Elle est souvent au centre des enjeux de toutes les parties. Certaines sources d’information occidentales rapportent que depuis le mois de juillet 2011, l’Iran a arrêté son soutien au Hamas, car il n’a pas soutenu le régime syrien durant la crise et a refusé d’organiser des manifestations de soutien au régime dans les camps de réfugiés palestiniens. Par ailleurs, de nombreux indices et informations disent que le soutien a cessé depuis six mois, avec le déclenchement des révoltes en Syrie. L’autorité palestinienne connaît aujourd’hui des difficultés financières, ce qui a un lien direct avec le refus de soutenir le régime syrien dans sa confrontation contre son propre peuple.
En effet, quand les révoltes ont commencé contre le régime Al-Assad, Damas s’attendait à ce que le Hamas lui apporte son soutien puisqu’il est accueilli en Syrie depuis une quinzaine d’années, plus précisément depuis que ses leaders ont été expulsés de Jordanie à la fin des années 1990. Si le mouvement le faisait, il tromperait ses principes de fraternité et de fidélité à un peuple qui l’a accueilli et aidé financièrement dans calculs politiques, mais plutôt par pure solidarité islamique et nationaliste. Aujourd’hui, certains membres de l’opposition syrienne appellent les partisans du Hamas à quitter la Syrie pour que le régime d’Al-Assad perde totalement sa « légitimité » (il s’agit de l’assassinat tous les jours de dizaines de Syriens par les forces gouvernementales) et l’idée qu’il met souvent en avant est de représenter le front de la résistance.
En revanche, on ne peut pas considérer que l’existence du Hamas en Syrie constitue un « soutien » pour Damas. Les peuples de la région soutiennent la révolution syrienne et en même temps, ils comprennent la position du Hamas, vu son aspect délicat et sensible, ce qui est aussi le cas pour les Syriens de l’intérieur et de l’extérieur du pays. Le mouvement islamique se retrouve de ce fait dans une situation délicate, car aucun pays arabe n’est prêt pour l’instant à l’accueillir chez lui. Certains font allusion à l’Egypte après la révolution, mais la situation n’y est pas tout à fait stable.
D’autre part, il lui est presque impossible d’aller dans la bande de Gaza, non seulement en raison de considérations sécuritaires, mais aussi de ses relations tendues avec l’Autorité palestinienne de Cisjordanie, sans oublier la difficile question de la réconciliation, des élections, de sa position à l’égard de la résistance, des négociations de paix et de la reconnaissance de l’Etat palestinien. Sur ce dernier point, le Hamas n’a pas appuyé la Palestine comme Etat membre des Nations unies. « Si Mahmoud Abbas échoue, le Hamas sera plus fort que jamais, car cela mettra fin au projet des négociations au profit de celui du Hamas », a déclaré en septembre 2011 à l’agence AFP l’analyste politique Akram Atallah. Le mouvement islamique mise « sur l’échec d’Abbas à l’ONU, parce qu’il le comptabilisera comme un point positif pour lui et qu’il a intérêt à hâter la fin de son pouvoir », a ajouté Mouhaïmer Abou Saada, professeur de sciences politiques à l’université Al-Azhar de Gaza. Le Hamas prône la résistance contre Israël.
Durant la crise, le mouvement islamique a fait preuve de prudence et ses leaders savent que tout geste, toute réaction qui serait contre leurs principes, ne passera pas inaperçu. Au contraire, cela pourrait pénaliser ses dirigeants. Le Hamas ne pouvait pas entrer dans une telle aventure, car c’est une démarche qui lui aurait porté préjudice, face à des peuples arabes qui le soutiennent en majorité, vu l’importance, voire la centralité de la question palestinienne.
Le fait de soutenir le régime syrien représente une vraie perte pour le mouvement. L’exemple du Hezbollah, parti chiite qui a annoncé son soutien au régime d’Al-Assad, est assez parlant. Cela lui a valu un discrédit auprès d’une grande partie des Arabes. On peut alors imaginer ce que cela aurait donné si cela avait été le Hamas, mouvement sunnite. La décision de « neutralité » et de ne pas soutenir le gouvernement syrien était difficile pour le Hamas, car le prix à payer n’est pas simple. Aussi ne peut-il pas écarter la possibilité de voir l’aile dure du régime syrien perpétrer des crimes contre ses membres, soit directement, soit en communiquant des informations sur eux à l’Etat hébreu.
Une ambition démocratique irréversible
La signification historique, philosophique et humaine des révolutions arabes reste entière. La force de l’ambition démocratique est irréversible, la donne a changé, et l’on voit aujourd’hui des initiatives réformistes au Maroc, en Algérie, en Jordanie, à Bahreïn, où le mouvement qui a été étouffé à ses débuts continue malgré tout à revendiquer droits et justice… En revanche, les Occidentaux et des puissances régionales interviennent dans cette marche des peuples arabes vers la démocratie, y compris après la victoire des révolutions. L’Arabie Saoudite, l’Iran, la Turquie, l’Europe et les Etats-Unis ne veulent pas perdre pied dans une région en pleine reconfiguration. Dans le monde arabe, la fièvre démocratique est bel et bien là, la souveraineté indiscutable des pays concernés doit être la base de ce qui va suivre afin d’éviter que les événements ne prennent une mauvaise tournure. Aussi, ces révolutions ont-elles besoin de temps pour donner leurs fruits.