Les limites d’une approche confessionnelle de la crise syrienne – Par THIERRY BOISSIÈRE
«Arrêtez la tuerie ! Nous voulons construire une Syrie pour tous les Syriens !»
Rima Dali (activiste de Damas)
Les massacres de Al-Hawla le 25 mai et de Al-Qoubayr le 6 juin marquent un tournant dans la crise qui secoue depuis quinze mois la Syrie. Nombre d’observateurs considèrent que ces tueries, qui ne sont pas les premières (on se souvient de Karm Zeitoun en mars), pourraient faire basculer le pays dans une guerre confessionnelle à la libanaise. En réponse à ces drames, on a pour l’instant assisté surtout à une recrudescence des manifestations. Nul ne sait toutefois ce qui peut advenir dans les prochaines semaines et si la société syrienne saura éviter ce risque mortel.
Une vision moins pessimiste de l’avenir de la contestation est pourtant encore possible. La société syrienne se structure traditionnellement à partir du lignage, de la communauté de quartier ou de village, du groupe professionnel, des confréries religieuses, de la tribu, de la communauté ethnique ou confessionnelle. Ces différents éléments inscrivent les individus dans un territoire et dans un réseau d’appartenances, de solidarité et d’obligations.
Lorsque le parti Baas arrive au pouvoir en 1963, il a pour ambition de remplacer ces formes d’appartenance jugées archaïques par des corps intermédiaires, symboles de modernité : cellules du parti, coopératives, syndicats, organisations de jeunesse. Il s’agissait de former des citoyens syriens libérés de leurs appartenances anciennes et dévoués au nouveau régime. Cette substitution n’aura pas lieu : les corps intermédiaires vont se révéler être surtout des outils de contrôle de la société ; la conquête du pouvoir par Hafez al-Assad (1970) et la mise en place d’un régime autoritaire et arbitraire, contrôlé par des alaouites, vont au contraire renforcer les formes traditionnelles de solidarité au niveau de la société.
Depuis mars 2011, la répression, les pénuries et les restrictions organisées par le régime, la montée du chômage et de la pauvreté, l’augmentation des prix, produisent chez la majorité des Syriens un sentiment de colère et d’insécurité mais aussi un renforcement des anciens groupes d’appartenance, qui fonctionnent comme autant de collectifs de protection et d’entraide.
Le régime lui-même manipule et instrumentalise les appartenances confessionnelles : en dénonçant un «complot international» et en agitant les risques d’un Etat islamo-sunnite, il vise à resserrer les rangs de la communauté alaouite, qu’il arme et organise par endroits en milices, et à s’assurer de la neutralité des chrétiens et des autres minorités (ismaéliens, druzes).
Si la famille, la tribu, la communauté confessionnelle se trouvent ainsi renforcées, cela ne signifie pas pour autant que la société syrienne se soit fragmentée sur cette seule base ancienne. Les lignes de fracture sont, pour l’heure, moins communautaires et confessionnelles qu’économiques et surtout politiques. Majoritairement sunnite, l’opposition compte aussi dans ses rangs des chrétiens (comme Michel Kilo, George Sabra), des alaouites (comme l’écrivaine Samar Yazbek, l’actrice Fadwa Suleiman) et un important courant laïc et marxiste. Les Kurdes, suivant leur propre agenda et moins touchés par la répression, s’opposent pourtant au régime en manifestant, à Alep comme dans le nord-est du pays.
Si l’opposition armée (ASL) a radicalisé ses actions, en réponse à une radicalisation bien plus forte de la répression, et se trouve parfois associée à des groupuscules salafistes, pour certains manipulés par le pouvoir, l’opposition pacifique reste forte et organisée à travers l’action des Comités locaux de coordination (LCC). Elle constitue un mouvement populaire qui aspire à la chute du régime de Bachar al-Assad et à la venue d’une Syrie démocratique, à la fois unie et plurielle, dont nulle communauté ne serait exclue.
Au-delà des appartenances confessionnelles, a aussi émergé un autre niveau de solidarité, celui existant entre hauts lieux de la révolution. A travers les collectes de dons, de nourriture et de médicaments, les soins aux blessés, les slogans et les chansons entendus dans les manifestations d’un bout à l’autre du pays, s’expriment de nouvelles formes d’appartenance et d’identité, construites dans la résistance au régime. Les villes et les régions qui ont été le plus durement touchées sont solidaires et sont perçues sur un mode héroïque par le reste de la Syrie, au point de modifier l’image que l’on avait d’une ville et de ses habitants : ainsi, longtemps moqués pour leur folie supposée, les homsiotes représentent désormais l’image de la résistance et sont admirés pour cela.
L’appartenance à cette «géographie héroïque de la révolution» constituera sans doute un élément important de la nouvelle identité nationale syrienne et rend en tous les cas impossible tout retour en arrière. Il ne semble donc pas utopique de considérer que c’est bien dans cette geste partagée, qui marque aussi le retour de la dignité de tout un peuple, que pourrait se construire une partie de l’unité de la Syrie de demain. Comme le souligne l’opposant Yassin al-Haj Saleh, la révolution a donné naissance à une nouvelle génération de jeunes Syriens, de toutes origines, dont le destin est à jamais marqué par la lutte politique, mais aussi à un nouveau sentiment d’appartenance, qui transcende les identités meurtrières dans lesquelles le régime souhaite cantonner cette opposition et qui «constitue une expérience nationale fondatrice». Sans écarter le risque d’une libanisation du conflit, il convient donc de souligner les limites d’une approche en termes purement confessionnels de celui-ci. La société syrienne a une longue tradition de mixité confessionnelle et a, jusqu’à présent, à peu près résisté aux dangers d’une orientation communautaire du conflit. L’opposition a conscience de ces dangers. A elle maintenant de trouver le langage qui permettrait de rassurer toutes les composantes de la société syrienne, alaouites compris.