Les neufs portes d’Alep – Procession évocatoire – par Florence Ollivry
Texte écrit en hommage aux victimes du bombardement de l’Université d’Alep , le 22 janvier 2013, dans le cadre de la manifestation « Alep ville ouverte », organisée par l’association Norias à Paris le 22 février 2013
Ville mémoire, ville témoin. Les hommes commencèrent à la peupler voilà 4500 ans. L’imposante citadelle de pierre qui la surplombe était, jusqu’à une époque récente, le symbole de son intemporalité, le gage de son immuabilité à travers les âges….On s’y promenait au soleil, le vendredi, le cœur plein d’une indolente confiance en la vie. Nous pensions que la barbarie des croisades et des invasions mongoles appartenaient désormais à un passé révolu…La citadelle était devenue un site touristique, classé au patrimoine mondial de l’humanité, les alépins étaient fiers de leur cité tranquille et sûre. Et pourtant, depuis deux longues années de ténèbres et de sang on se bat pour Alep, sauvagement, sans foi ni loi. Ville témoin, ville martyre, la ville se disloque, brûle, disparaît. Alep est devenu un champ de bataille, et voici la citadelle retournée à sa fonction première – celle d’une forteresse, prise dans une âpre bataille entre frères syriens, un site à occuper et à capturer, une nouvelle fois.
Qalat Halab : la citadelle d’Alep. C’est là qu’en l’an 1191, le théosophe Suhrawardi fut condamné comme infidèle pour avoir proclamé que Dieu pouvait en tout temps susciter un prophète. Le philosophe de la Lumière, le « Shaykh al-Ishrâq », devint le « Shaykh Maqtûl », le Shaykh « mis à mort ». Il périt en martyr à l’âge de 36 ans. Les alépins jusqu’à nos jours, lorsqu’ils tournent leurs regards vers la citadelle, se souviennent de son sang, versé pour la Lumière.
Suhravardî d’Alep a laissé plusieurs textes, au nombre desquels un traité intitulé Le bruissement des ailes de Gabriel . Il y met en scène la rencontre d’un homme avec dix Sages. Leur magnificence, leur majesté et leur chevelure de neige, l’émerveillèrent au plus haut point. L’homme, désireux d’apprendre et de comprendre, demanda alors à l’un d’eux de l’instruire :
-« A quoi occupez-vous la plupart de vos instants ? »
Et le Sage lui répondit :
-« Sache que notre travail est la couture. De plus, nous sommes, tous, les gardiens du Verbe de Dieu (Kalâm-e Khodâ), »[1]
Les Sages à la chevelure de neige occupent la plupart de leurs instants à coudre. Ils travaillent à relier ce qui était détaché, à remédier à la déchirure. Leur sagesse consiste à élaborer la continuité, « le produit de leur art ne peut être ni déchiré ni perforé. »[2] Ils construisent la cohérence du monde et redonne par leur travail sens aux êtres et aux choses. Lire et relire, coudre et recoudre. Recoudre les plaies béantes, retrouver du sens lorsque nous avons le sentiment de sombrer dans l’absurde… Lire et relire, coudre et recoudre… Faisons mémoire aujourd’hui de l’histoire d’Alep. Afin de saisir la gravité des événements en cours. Afin de comprendre que ce sont les racines, les fondements de l’Humain qu’on laisse aujourd’hui brûler. Faisons mémoire aujourd’hui de l’histoire d’Alep, afin de mesurer l’ampleur du crime que l’humanité laisse depuis deux années commettre contre son propre berceau. Notre procession se déroulera tel un sombre chapelet de basalte le long de la muraille de la cité, à travers les portes d’Alep. Jadis, la muraille était perforée de 21 portes. Aujourd’hui, neuf d’entre elles subsistent encore. De la dixième, Bâb el-Salâm, la porte de la paix, au nord-ouest de la porte d’Antioche, il ne subsiste plus rien, rien qu’un lointain souvenir.
- 1. Nous faisons halte devant la première porte. Elle a pour nom : Bab al Maqâm : la porte du sanctuaire.
C’est ici, d’après les alépins, que séjourna Abraham (Ibrâhîm), le père des trois monothéismes, alors qu’il remontait le cours de l’Euphrate pour se diriger vers l’Egypte. En ces lieux le patriarche aurait trait une vache appelée « al-shahba », la grise. C’est pourquoi les pauvres, lorsqu’ils font appel au bon cœur des passant alépins disent parfois : « Halab Abraham » « Abraham a trait sa vache ». D’où, selon certains, le nom de la ville d’Alep : « Halab al-Shahba”. Il a trait la blanche. Le nom d’Alep revêt une signification à la fois sainte et terre à terre, un caractère qui relève autant du sacré et de la subsistance quotidienne. C’est une ville de lait et de marbre, rien ne nourrit davantage l’esprit d’Alep que sa cuisine et ses pierres.[3]
Deuxième porte : Bâb Antakyah : La porte d’Antioche
Antioche : c’est là que naquit l’évêque syrien Jean Chrysostome en 359 et non loin de là vécurent de pieux ascètes, tel saint Siméon. Alep peut témoigner des premiers siècles du christianisme ; les fondations de la cathédrale arménienne des quarante martyrs dateraient du IVe siècle. Ici, certaines communautés parlent encore le syriaque ou le chaldéen. On dénombre onze rites chrétiens distincts à Alep, monophysites ou nestoriens, arméniens, grecs ou romains, syriaques, chaldéens, orthodoxes, catholiques ou protestants. Les calendriers julien et grégorien coexistent ; les fêtes de Noël, de l’épiphanie et de Pâques ne sont pas célébrées par tous au même moment. Mais le vendredi saint, une procession d’église en église permet de tisser un lien symbolique entre toutes les communautés chrétiennes de la ville.
Alep est rythmée par les calendriers justiniens et grégoriens, et par le calendrier lunaire hégirien. Elle jeûne pendant le carême, elle jeûne pendant le ramadan. Elle célèbre la Pâques et l’Aïd el- Kébir. Point de cacophonie. Le jour de la Saint Georges, les musulmans se rendent eux-aussi à l’église et viennent reconnaître les bienfaits d’un saint qu’ils mettent au nombre des amis de Dieu. Aux calendriers chrétiens et musulmans s’ajoute le calendrier yézidi, qui date de l’époque sumérienne. Le 21 mars y marque le début de la nouvelle année. Le premier mercredi d’avril, le « mercredi rouge », les yézidis humectent leur visage de rosée du matin, peignent des œufs de couleur, répandent des coquilles d’œuf dans les champs et font des dons de pain ou de viande.
Le cœur de la ville vibre au rythme de la lune, du soleil, des calendriers musulmans, chrétiens ou yézidis. Au fil des siècles, ses pierres ont appris à parler bien des langues : elle parle arabe, syriaque, arménien, chaldéen, kurde…
Si Alep est devenue à ce point riche et métisse, c’est qu’elle est, parmi toutes, l’Hospitalière. Abû Firâs al-Hamadânî, après avoir « parcouru le monde, Orient et Occident » écrit que ses regards ont vu tous les horizons, et que nulle part il n’a trouvé ville aussi hospitalière qu’Alep ».
Nombreux sont ceux qui vinrent y trouver refuge….Les arméniens, par vagues successives l’ont peuplée depuis le XIe siècle, fuyant d’effroyables massacres. Habiles de leurs mains, ils apportèrent à Alep leurs savoir-faire de boulangers, bijoutiers, plombiers, coiffeurs, médecins, photographes, musiciens, menuisiers, tailleurs….
Au XIXe siècle, Alep accueillit des tcherkesses, descendants des tribus musulmanes du Caucase rejetées par l’avancée russe en Asie. Ils rejoignirent d’autres tcherkesses alépins, établis dans la ville depuis le XVIe siècle, vaillants esclaves mamelouks venus prêter main forte au sultan « Al-Ghouri ». Les tcherkesses ont conservé la mémoire orale de leur langue, l’adiga, de leur musique, de leurs somptueuses danses caucasiennes.
La communauté syriaque, l’une des plus anciennes de la ville, s’est agrandie dans les années 1920 lorsque les syriaques qui vivaient à Ourfa se réfugièrent à Alep et improvisèrent un baraquement qui devint le « vieux » quartier syriaque de la ville, « syrian qadîmé ».
Récemment, Alep servit de refuge aux habitants de Mossoul et de Bagdad, fuyant l’Irak suite à l’invasion américaine de 2003. L’accent irakien lui devint familier.
Mais depuis de longs mois, tous ceux qui avaient pu trouver refuge à Alep ont compris qu’elle ne les protégerait plus. Ils ont dû prendre le chemin de l’exode et repartir sur les routes. Alep n’est plus d’aucun secours. Elle connait jour après jour une hémorragie qui la vide de son âme et de son histoire.
Troisième porte : Bâb al-Djenain, la porte des jardins
Non loin du fleuve Quweik, cette porte donnait sur des jardins dont le rythme saisonnier colorait et parfumait les souks de la cité. Chaque saison apportait son lot de travail culinaire : fin février, les amandiers et les néfliers bourgeonnaient, suivis bientôt par les abricotiers, les pêchers et les pruniers. A la fin de l’hiver, on réalisait des sirops de citron, d’orange, de pamplemousse et de mandarine. Au mois de mai, les femmes se réunissaient pour constituer la mouné annuelle de fromage tressé (mchallalé) et réaliser ensemble la confiture de roses. En juin, venait l’époque de la confiture de cerises vichné, puis celle des prunes-cerises mieux connues sont le nom de « qarassiyé ». En septembre, on se réjouissait de pouvoir déguster des pistaches fraîchement cueillies… Chaque saison était attendue avec impatience et enthousiasme, car elle était prometteuse de nouveaux festins. Halab, « oum al mahachî wal al kébâb », a donné lieu à l’épanouissement d’une gastronomie extrêmement raffinée. Son raffinement fut tel, depuis le Moyen Age, que le poète Abou al-‘Alaa al-Ma‘arrî dans l’Epître du pardon, écrivit que les cuisiniers du Paradis était originaires d’Alep….
Mais il y a quelques jours, à Marret an-Numan, le buste du poète fut sauvagement décapité, et Alep ne connaît plus qu’une unique saison : l’hiver. Alep a faim. Aller chercher son pain est devenu un acte héroïque, car les files de civils devant les fours boulangers sont communément prises pour cible par l’artillerie du régime. A cause de la guerre, les vergers ont été abandonnés, les jardins ont perdu leurs couleurs. Fin janvier, on a retrouvé dans le fleuve Quweik des corps d’hommes, une balle dans le cou….Ce n’est plus sur l’Eden que donne la porte des jardins…mais sur la Géhenne…Sarat Halab Jahîm.
Quatrième porte : Bâb el hadîd. La porte du fer : On pouvait entendre ici le cliquetis des instruments des batteurs de cuivre. C’était le souk al-Nahassin, le souk des batteurs de cuivre. Chaque quartier de la ville s’était spécialisé dans un domaine : l’artère des forgerons, le souk des tisserands, le souk du zattar, le souk des bouchers, le souk des pâtissiers, le souk des batteurs de laine et des marchands d’édredons, le souk des bijoutiers… L’extrême spécialisation de ces artisans garantissait leur professionnalisme et leur réputation. Le savoir-faire était transmis de père en fils : en guise de brevet de qualité, le portrait du père ou du grand-père figurait bien en évidence dans l’échoppe du marchand. A Jdéidé, Abou Abdou (le père), s’était spécialisé dans la vente du foul, un plat chaud composé de fèves qui mijotaient toute la nuit durant avant d’être dégustées au petit déjeuner…
Le souk de la vieille ville embaumait…..parfums, épices, café, savon, souk des bouchers….Un aveugle pouvait s’y repérer grâce aux odeurs….Mais le souk de la vieille ville a brûlé, hélas ! Et dans toute la ville, les habitants sont ruinés. Les clients manquent, le travail manque. Peu à peu l’économie agonise. L’héritage d’une tradition léguée de père en fils depuis des siècles s’éteint. La mémoire de savoir-faire séculaires se délite, en peu plus chaque jour.
Cinquième porte : Bâb el-Nérab : Elle ouvre la ville vers l’extérieur, les plaines, les routes… Elle nous invite à évoquer une ville passage, une ville carrefour, une ville en mouvement. Située sur la route de Jérusalem et sur la route de la Mecque, ses caravansérails hébergeaient les pèlerins chrétiens ou musulmans d’Anatolie, des Balkans, d’Asie centrale, faisant halte sur le chemin de la Mecque, de Médine, et de Jérusalem.
Située sur les grandes routes de commerce, échelle du Levant convoitée, elle accueillit dès le XIIIe siècle des familles de commerçants vénitiens, qui s’établirent à Alep et adoptèrent les us et coutumes de la cité. L’italien devint la langue du commerce de la cité. D’autres caravansérails hébergeaient des marchands venus de France et des Pays Bas, des commerçants juifs, en provenance de Livourne, d’Espagne, du Portugal, et de Salonique, des commerçants iraniens, indiens, des missionnaires catholiques et des diplomates occidentaux.
Le nom d’Alep a toujours été synonyme de voyage et de mouvement. Sédentaire, elle fut pour les nomades un port du désert, un lieu d’échange de richesses entre nomades et sédentaires. La frontière culturelle entre le monde des nomades, des tribus et celui des sédentaires, n’est jamais abolie. L’échange s’effectue sans que les bédouins n’abandonnent leur identité nomade, tribale, et sans que les sédentaires ne renoncent à leur citadinité.
Autre forme de nomadisme, les trajectoires des marchands ambulants de la ville. Ils sillonnent les rues en déroulant leurs rengaines bien connues des habitants. Intermédiaires entre le monde des souks, royaume des hommes, et l’habitat privé, univers des femmes, ils sont devenus de véritables personnages affectionnés par les alépins qui guettent leur arrivée depuis les balcons. Mais désormais, les rues sont devenues le lieu de la peur et des balles. Chacun reste terré chez soi, immobile. Les rues sont vides et seuls quelques snipers osent encore s’y aventurer…
Sixième porte : Bâb Qinnesrin :
Lorsqu’on entrait dans Alep par cette porte, on était immédiatement saisi par l’odeur du savon confectionné pendant l’hiver. L’huile d’olive avait été pressée à l’automne puis, pendant trois jours, l’huile d’olive et l’alcalis caustique cuisaient dans de profondes cuves brassées par un homme téméraire au moyen d’un agitateur en bois à long manche. Au terme de la saponification, l’huile de laurier était ajoutée, en quantité variable selon la qualité recherchée. La pâte verte, chaude et fluide était alors déversée sur de vastes étendues planes. En hiver, huit heures suffisaient à l’affermissement de cette pâte. Après la coupe, le sceau de la fabrique était appliqué sur les savons, qui séchaient jusqu’à l’été. Leur écorce prenait une teinte beige, ocre jaune, ou jaune tirant sur le vert pâle, mais leur cœur demeurait vert-olive à l’intérieur. En face de la savonnerie Jbayli, se trouve le Bimaristan Arghoun, hôpital médiéval, jadis havre de paix et de lumière. Les médecins y avaient élaboré l’art de « rééquilibrer » les âmes des patients aliénés par l’harmonie des formes architecturales, le jeu de l’ombre et de la lumière, le bruit blanc des fontaines et la musicothérapie…bien avant que l’Europe ne découvre ses vertus. Au fil des siècles, Alep avait développé l’art de guérir les âmes, elle recelait des secrets bienfaisants. Mais hélas, la folie des hommes semble avoir eu raison de ce lieu qui jadis, s’efforça de lui trouver un remède. Le Bimaristan a lui aussi été éventré.
Dans les officines du souk ‘attarin, Alep la guérisseuse avait accumulé au fil des siècles les secrets de la médecine chinoise et indienne, elle avait hérité du savoir des traités d’Ibn Baytar et Avicenne. De père en fils, les herboristes avaient fait fructifier ce trésor, offrant aux habitants leurs secrets de jouvence, d’inimitables aphrodisiaques ou encore de précieuses pommades capables de guérir le bouton d’Alep (Habet Halab). Aujourd’hui, des trente officines du souk al-‘attarîn, ne subsiste aujourd’hui qu’une odeur de pierre calcinée. Le vieux souk a brûlé…et avec lui le secret de la guérison de nos cœurs affligés.
Bâb el-Farâj : la porte de la délivrance
Ô nuits d’Alep… Elan de l’âme humaine vers la voûte céleste…Ville noctambule, ville ivre d’envol et de veillées musicales…Lorsque je l’ai connue, Alep n’était jamais vraiment réveillée et elle n’était jamais vraiment endormie…. Les dîners et les flâneries nocturnes y duraient volontiers jusqu’à l’aube. Et lorsque le chant du muezzin annonçait l’imminence de la prière de l’aube, la ville venait à peine de s’endormir. Alep la musicienne comptait autrefois de nombreux salons de musique, qui se déroulaient le plus souvent dans l’intimité de cercles d’initiés, amis de tel ou tel chanteur ou instrumentiste. Personne ne pouvait jamais dire d’avance à quelle heure un concert de musique arabe traditionnelle prendrait fin. Au cours de cet envol, certains se levaient spontanément et commençaient à danser. Les Alépins, s’ils boivent peu d’alcool, n’ignorent pas l’ivresse. Les salons de musique traditionnelle auraient pu être la source d’inspiration d’Omar Ibn al-Faridh, lorsqu’il écrivit : « Celui qui vécut dans ce monde sans ivresse permanente n’a pas de vie ;celui qui ne mourut pas d’ivresse, n’a pas accompli de grande action. »
Aujourd’hui, la plainte qui s’élève depuis la ville, les hommes y prêteront-ils l’oreille ? Auront-ils l’humanité de lui venir en aide ? Son cri déchirant parviendra-t-il à toucher les profondeurs de leur cœur ? A faire jaillir un élan fraternel ? Ou bien resterons-nous passifs, fatigués par la monotonie du nombre de victimes qui tombent chaque jour, indifférents et froid ? Il est urgent de tendre l’oreille et d’entendre ce cri…
Bab el ahmar : la porte rouge. Alep brûle ! incandescente…depuis deux ans…
Alep la rouge est ici racontée par une femme alépine, écrivain, nommée Amal Hanano. Elle écrit :
« Le spectacle de la mort est devenu un passe-temps révolutionnaire. Il y a tant à en apprendre. [….] La mort, c’est un homme enveloppé dans son linceul, des bandages ensanglantés autour de la tête et des bouts de coton enfoncés dans ses narines, c’est la teinte bleue-grise de sa peau. La mort, c’est une caméra qui balaye des fosses communes où des cadavres d’enfants forment de longues lignes, parfaites, qu’on recouvre de terre couleur rouille. Les morts syriennes se sont accumulées si vite que la perte de ces 40.000 vies, en à peine deux ans, semble impossible à concevoir.
Mais la mort d’une ville est différente. Elle est lente – chaque quartier dit sa mort bombe après bombe, obus après obus et pierre après pierre. Assister à la mort de nos villes est insoutenable.
Ce n’est pas comme apprendre la mort de quelqu’un –la nouvelle arrive toujours trop tard, toujours après les faits–, avec la mort d’une ville, c’est comme si le processus pouvait être enrayé, que la ville pouvait être sauvée des griffes de la destruction. Mais là est l’illusion: ces villes, autrefois ardentes et vivaces, ne peuvent être sauvées. Nous sommes frappés d’impuissance et nous n’avons plus qu’à les regarder tomber en décrépitude […]. « Notre sang ruisselle sur les pavés. Les clous et les fers à cheval antiques qui ornaient ses portes indestructibles sont désormais tordus et les lourdes planches de bois ont été brisées. Les étroites meurtrières du château, autrefois repaire d’archers, sont devenus des nids à snipers. Ses pierres crayeuses, intactes depuis des siècles, sont parsemées d’impacts de balles et la rue pavée en contrebas, fraîchement rénovée, draine le sang des victimes des combats. [ …] Comme le dit Sami, un militant d’Alep: « Nous voyons des ruines devenir des ruines.» […] « la Vieille Ville, la Citadelle et les souks n’étaient pas uniquement le théâtre de nos mises en scènes sociales –ils étaient le cœur de chaque Alépin. Notre origine, c’est notre sang, et désormais notre sang ruisselle sur les pavés de notre ville. Brisée, Alep ne s’amuse plus des passe-temps de ses enfants. » […] « La Syrie est devenue une terre de minarets en ruines et de petites filles décapitées.[…] C’est quand les choses se brisent que vous en saisissez l’essentiel – qu’il s’agisse d’amours, d’amitiés, de personnes et même de villes. » […] « En Syrie, nous vivons ce qui, pour la vie elle-même, relève d’une aberration. Nous avons vu ce que personne n’est censé voir, les entrailles des enfants et les péchés originels des hommes. Nous avons assisté, horrifiés, au ballet de notre propre aviation larguant des barils d’explosifs sur des villages endormis. Nous avons défié les lois de la nature. De la même manière qu’aucun parent ne devrait avoir à enterrer ses propres enfants, personne ne devrait avoir à enterrer sa propre ville. »[4]
Bâb al Nasr : La porte de la victoire :
Sohravardî d’Alep, le cheikh al-Ishrâq n’a cessé d’appeler de ses vœux cette lumière qui s’origine au » Mashreq « , lieu du lever du soleil, du commencement, moment où la lumière prend le pas sur les ténèbres, en cet Orient qui est la naissance et l’origine de la lumière.
Dans son texte Le Bruissement de l’aile de Gabriel, l’un des sages dit, au sujet de la lumière rouge : « Qu’une chose blanche quelconque, dont la blancheur est solidaire de la lumière, vienne à être mélangée avec du noir, elle apparaît alors en effet rougeoyante. Observe le crépuscule et l’aube ; blancs l’un et l’autre, puisqu’ils sont en connexion avec la lumière du soleil. Pourtant le crépuscule et l’aube, c’est un moment entre-deux : un côté vers le jour qui est blancheur, un côté vers la nuit qui est noirceur, d’où la pourpre du crépuscule du matin et du crépuscule du soir. Observe la masse astrale de la Lune au moment de son lever. Bien que sa lumière soit une lumière qu’elle emprunte, elle est vraiment revêtue de lumière, mais une de ses faces est tournée vers le jour, tandis que l’autre est tournée vers la nuit. Aussi la Lune apparaît-elle empourprée. »
Alep brûle aujourd’hui, Alep rougeoie, sa face est empourprée. Et c’est pourtant vers elle qu’il convient aujourd’hui de tourner nos regards. L’actualité et les sinistres litanies du décompte des martyrs ne doit pas ébranler notre foi : c’est à l’est que le soleil se lève, et c’est à Alep qu’au terme d’une âpre lutte, la lumière prendra le pas sur les ténèbres. Après la mort du Sheikh al-Ishrâq, la lumière de ses textes nous éblouit encore aujourd’hui. De même, il nous faut croire aujourd’hui que le sang des fils d’Alep n’aura pas été versé en vain, et que c’est sur Alep que se lèvera le soleil….
Florence Ollivry
Les secrets d’Alep (Sindbad, 2006)
La soie et l’orient (Rouergue, 2011)
[1] SOHRAVARDÎ, (Ed. 1976), p.229
[2] SOHRAVARDÎ, (Ed. 1976), p.230
[3] La Syrie, terre des minarets en ruines et des petites filles décapitées,
[4] La Syrie, terre des minarets en ruines et des petites filles décapitées, Amal Hanano ; http://www.slate.fr