Les ressorts pervers de la fascination pour Bachar al-Assad par Hala Kodmani
TRIBUNE
Pour sa sixième interview «exclusive» depuis le début de l’année, Bachar al-Assad a choisi France 2 pour répéter son déni, déroulant sa campagne de communication en direction de l’opinion occidentale. «Inébranlable», «droit dans ses bottes», qu’ils soient satisfaits ou désapprobateurs, les commentaires après l’entretien avec David Pujadas reflètent une fascination certaine pour le personnage. Celle-ci n’est pas nécessairement toujours en rapport avec la question syrienne. On y décèle une passion anecdotique pour la psycho-sociologie du tueur, comme pour les frères Kouachi ou pour le pilote allemand qui a suicidé 150 passagers avec lui. Elle exprime aussi des tentations inquiétantes à l’œuvre dans l’état d’esprit des sociétés européennes, et prolonge des débats de politique intérieure française.
Au premier degré, retrouver le visage lisse et le costume élégant du jeune médecin qui avait passé quelque temps à Londres, où il avait rencontré sa belle Anglo-syrienne, réveille une séduction découverte dans les magazines people d’avant 2011. A l’heure où des barbus de plus en plus terrifiants occupent le devant de la scène moyen-orientale, Bachar al-Assad se présente sous l’apparence du seul Syrien civilisé.
Certes, il s’est rendu coupable de quelques crimes, tortures, massacres, y compris aux armes chimiques. Son armée a réduit la moitié du pays en un champ de ruines, mais il est encore là. Quatre ans et plus de 220 000 morts après, celui que tout le monde avait condamné, et dont les responsables occidentaux avaient prévu ou prôné la chute, est resté en place. Cette seule survie, quel qu’en soit le prix, épate. Dans son exercice favori, Bachar nargue ses détracteurs, gagne des admirateurs et enthousiasme ses partisans.
Longtemps confinés dans les marges de la gauche anti-impérialiste, de l’extrême droite antidémocratique, des complotistes négationnistes ou de barbouzes nostalgiques, de nouveaux promoteurs du président syrien se déclarent ou se révèlent tous les jours, dans les milieux politiques, intellectuels et médiatiques mainstream.
Derrière cela, il y a évidemment l’islamo-panique, plus conquérante encore que la menace jihadiste de Daech, et le traumatisme des attentats de janvier à Paris, puis ceux de Copenhague ou de Tunis. Cette terreur rend acceptable, voire désirable, tout responsable arabe et musulman qui s’oppose à l’islamisme, du général Al-Sissi en Egypte à Bachar al-Assad. Les appels insistants à renouer avec le dictateur syrien, «rempart contre Daech», proviennent essentiellement, ces derniers temps en France, de personnalités politiques, ou d’intellectuels et d’éditorialistes de droite. S’il est logique pour un Claude Guéant, artisan du rétablissement des relations avec le régime de Damas en 2007-2008, de revenir aujourd’hui à la charge, on comprend moins les plaidoyers de François Fillon, de Christian Jacob ou d’autres ténors de l’UMP. Le sort de la Syrie ou des Syriens leur importe bien moins que de fustiger la diplomatie de François Hollande. Renouer avec Assad, ou pas, devient un débat politicien français. Quand Jean-Christophe Rufin pointe dans une interview récente «un certain nombre d’erreurs graves ces dernières années, comme faire les gros yeux à Bachar al-Assad», il dénonce Laurent Fabius en particulier.
Les incohérences de la politique occidentale, depuis le début de la crise syrienne faite de déclarations au lieu d’actions, ouvrent, il est vrai, un boulevard aux critiques. Mais les voix qui se font entendre de plus en plus fort visent bien plus loin qu’une reprise des relations avec Assad. Leurs attaques contre «la morale en diplomatie» ou «l’humanisme en démocratie» s’accompagnent souvent d’appels à parler aussi à l’Iran et à Poutine. Derrière cette nécessité politique certaine pour traiter notamment du dossier syrien, se profile ce qu’Alain Juppé a décrit comme «un accès de russophilie aiguë» à l’UMP. Emboîtant le pas là encore à Marine Le Pen, une partie de la droite française est séduite par l’autorité décomplexée et conquérante de Vladimir Poutine. Comme pour Assad, on sent une fascination qui monte pour ces tyrans sans scrupule qui imposent leur loi par la force. Par dépit pour la mollesse des dirigeants des grandes démocraties, par opposition systématique à la politique des gouvernements en place en Europe, une certaine droite, qui se proclame souvent «patriote», privilégie l’autoritarisme au nationalisme.
Les militants pour la réhabilitation de Bachar al-Assad doivent savoir que ce n’est pas un dialogue ni une coopération avec lui qu’ils défendent, mais un ralliement à sa cause. Car, comme l’a répété en substance le maître de Damas sur France 2 : tous ceux qui s’opposent à lui sont des terroristes, et ceux qui n’appuient pas son régime soutiennent donc le terrorisme.