Les restrictions sont le résultat d’une volonté politique du régime syrien pour punir l’opposition – Thierry Boissière
Plus d’un an après le début de la révolte populaire en Syrie et la féroce répression du mouvement de contestation par le régimeal-Assad, comment la population syrienne s’organise-t-elle ? Comment fait-elle pour survivre ? Quelles sont les principales pénuries auxquelles elle doit faire face ? Comment le régime parvient-il à détourner les embargos imposés par la communauté internationale ?
Pour répondre à ces questions, ARTE Journal s’est adressé à Thierry Boissière, anthropologue, chercheur au Groupe de Recherches et d’Études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient (GREMMO, Maison de l’Orient, Lyon) et maître de conférences à l’Université Lumière Lyon 2. Spécialiste du Proche-Orient et tout particulièrement de la Syrie, où il a séjourné plusieurs années, Thierry Boissière a notamment travaillé sur les questions d’agriculture urbaine, de pauvreté et de nouvelles formes de commerce à l’heure de la mondialisation. Des propos recueillis par Claire Stephan pour ARTE Journal.
Alors que la Syrie sombre dans la guerre civile, quelles sont les principales pénuries auxquelles la population doit faire face ?
Thierry Boissière, anthropologue, spécialiste de la Syrie : « L’économie syrienne est dans une situation délicate parce qu’il y a des embargos. Le pays peut difficilement fonctionner comme avant la révolution. Les accords de libre-échange avec la Turquie ont été stoppés. Mais l’économie syrienne, du fait de sa faible dépendance vis à vis des économies mondialisées, a quand même pu tirer son épingle du jeu. Elle a réorienté une partie de son activité vers d’autres marchés que l’Europe et la Turquie, en l’occurrence l’Irak et l’Iran avec lesquels la Syrie vient de signer un accord de libre-échange en mars 2012. Il y a aussi des projets de signature d’accords de libre-échange avec l’Ukraine et le Kazakhstan. Quant à la situation quotidienne des gens, il faut savoir que les régions qui étaient pauvres avant la révolution le sont encore plus. Elles ont encore plus de difficultés à s’approvisionner et à obtenir un niveau de vie correct. Quant aux régions relativement avantagées avant la révolution, elles ne souffrent, non pas de pénuries, mais de restrictions. Il faut insister sur le fait que ces restrictions sont avant tout des restrictions d’ordre politique. C’est le résultat d’une volonté politique du régime de punir et d’éviter que l’opposition, armée ou pacifique, puisse se propager et fonctionne normalement. Imposer des restrictions, c’est une manière aussi de punir les populations qui soutiennent cette opposition, en tout cas de lancer un signal fort aux populations qui pourraient être susceptibles de soutenir cette opposition ».
Pouvez vous nous donner des exemples concrets ?
« Pendant tout l’hiver, les pénuries ont été essentiellement axées sur les ressources énergétiques. Le mazout a été difficile à trouver dans les régions oùla révolution a été particulièrement active comme Homs et Idleb, la région de Deraa et bien sûr l’Euphrate avec la région de Deir-Ezzor. Il y a aussi des pénuries d’essence et de gaz qui font que la population à du mal à faire la cuisine, à cuire les aliments. L’eau potable manque également comme les soins, l’aide médicale, les médicaments de base ».
Qu’en est-il des denrées alimentaires ?
« En Syrie, pendant longtemps, l’accès à l’alimentation fonctionnait sur deux registres. Il y avait ce qui relevait des coopératives d’État, c’est à dire essentiellement les prix soutenus par l’État, puis le marché libre. Concernant les produits de première nécessité dont les prix sont soutenus par l’État, le régime fait en sorte que ces produits deviennent de plus en plus rares. Cela concerne la farine pour le pain, le riz, le sucre et toute un ensemble de produits qui sont en quelque sorte un monopôle d’État. Concernant le marché libre, là les prix ont flambé. La pénurie dans ce cas est est moins organisée par l’État que de fait en raison justement des prix qui sont déjà extrêmement élevés. Ils ont même triplé, quadruplé dans certaines régions. Même au marché noir car il y a aussi tout un marché parallèle qui s’est mis en place. Vous avez d’un côté une baisse des ressources et de l’autre une augmentation extrêmement importante des prix et en conséquence, les gens ont beaucoup de mal à s’en sortir. Et d’autant plus que l’inflation, cette année est d’environ 25 %. »
Pour certains, la guerre crée aussi de bonnes opportunités commerciales…
« Il y aussi toute une économie de guerre avec des profiteurs, comme partout. Certains produits venant à manquer, une offre spécifique se développe. Les coupures d’électricité produisent par exemple une demande importante qui va permettre à certains de vendre et d’inonder le marchésyrien de groupes électrogènes ou de lampes à autonomie. Ces lampes à autonomie sont distribuées en Syrie par une seule entreprise, proche des sphères du pouvoir. Les déplacés ont des besoins de logement. Beaucoup ont pu trouver un accueil chez leurs familles ou groupes d’origine. De nombreuses personnes sont tout de même obligés de louer des chambres ou des appartements, pour les plus riches.Et les prix des loyers ont augmenté de façon spectaculaire. Ce qui fait le malheur des uns, fait le bonheur des autres puisque les bailleurs y trouvent un grand bénéfice ».
Comment la population fait-elle pour se débrouiller ? Existe-t-il un système d’entraide communautaire ou familial ?
« Il y a deux choses. D’une part, il faut quand même rappeler qu’il y a un chômage extrêmement élevé, donc une pauvreté qui atteint à peu près 70% de la population. Il y aussi le gros problème des déplacés et des réfugiés, tous ceux qui ont fui leurs maisons, leurs villages, leurs villes, leurs quartiers, soit pour aller dans leur famille, soit pour retourner dans leur région ou leur communauté d’origine. On estime à peu près à un million le nombre de déplacés en Syrie à l’heure actuelle. Et je parle bien de ceux qui sont restés en Syrie, pas de ceux qui sont partis en Turquie, en Jordanie, au Liban. Ceux-là arrivent à trouver refuge parmi leurs familles et régions d’origine ou ils se retrouvent dans une situation extrêmement précarisée et doivent survivre de manière très aléatoire. Un million de Syriens vivent en dehors de leur lieu de vie habituel, c’est à dire un Syrien sur 20. Concernant les stratégies de survie, on sait que la société syrienne est une société solidaire, constituée de groupes de différentes importances. Un individu n’est jamais isolé, que ce soit d’ailleurs sous la dictature du Baas avant la révolution ou aujourd’hui, les centres traditionnels d’appartenance et d’entraide non seulement ont perduré mais se sont renforcés. La solidarité est basée sur le lignage, la famille, la tribu, la communauté confessionnelle, sunnite, alaouite, et plus généralement ce qu’on appelait « l’esprit de corps ». Ce qui fait que les gens se font confiance les uns, les autres et tout cela fonctionne comme autant d’éléments d’identification, de protection, d’entraide, de mobilisation de ressources à l’échelle d’un groupe ou d’une région par exemple ».
Le clan Assad, du temps du fils comme du père, a tenté de mettre fin à ce système d’entraide communautaire en créant un nouveau modèle socialiste centré autour « l’homme nouveau ». Les anciennes traditions reprennent-elle le dessus par la force des choses ?
« C’est un système très ancien qui date de bien avant l’arrivée des Assad au pouvoir. Lorsque le parti Baas est arrivé au pouvoir en 1963, bien avant l’arrivée de la famille Assad arrivée en 1970, l’idée du parti Baas, arabe socialiste, était effectivement un homme nouveau, débarrasséde ses appartenances traditionnelles. L’idée était de créer un homme arabe socialiste syrien qui n’aurait finalement à rendre des comptes qu’à l’État, sans les institutions intermédiaires. Ça, c’est une idée qui a fondé un peu l’idéologie du Baas à une époque. Le problème, c’est que le régime mis en place par le Baas puis par la famille Assad a produit l’effet inverse, c’est àdire qu’en réalité la dictature, l’incertitude politique dans laquelle se trouvaient les gens face à l’arbitraire de l’État, a au contraire renforcé les appartenances traditionnelles. Les gens se sont réfugiés dans des structures qu’ils connaissaient, sur lesquelles ils pouvaient s’appuyer, la famille, le lignage, les clans. Ils se sont bien sûr beaucoup méfiés de ce qui venait de l’État ».
Le régime multiplie les mesures de restriction, les opérations militaires, les massacres, mais la population est toujours mobilisée….
« La répression est tellement féroce qu’il est quand même difficile de mesurer quelle est l’efficacité de telle ou telle mesure. Pour l’instant, le régime a l’air de surtout privilégier la répression militaire. On a eu l’exemple de Houla, il y a quelques jours. Les gens semblent finalement réagir à l’inverse de ce que le régime attend d’eux. Plus il réprime, plus les gens manifestent et ça renforce en quelque sorte le mécontentement très fort d’une majorité de Syriens à l’égard du régime actuel. Et l’opposition armée comme l’opposition pacifique n’ont plus grand chose à faire, ils n’attendent plus grand chose du plan Annan, ils savent très bien comment fonctionne le régime actuel. Ils savent qu’il s’agit de gagner du temps. Il y a des élections américaines qui se profilent. Les Russes, pour l’instant, sont fermes dans leur soutien au régime. Il faut être un peu naïf pour s’imaginer que, dans l’état actuel des choses, le régime de Bachar al-Assad puisse faire la mauvaise concession qui le mettrait en danger. Donc il tiendra. Quitte à massacrer sans doute une grande partie de sa population, en tout cas une grande partie de ses opposants, il tiendra coûte que coûte. Je ne crois pas qu’il y ait grand chose à espérer, malheureusement… »
Date : 29/06/2012