Les Syriens « réfugiés climatiques » ? Un raccourci écolo hâtif – Guillaume Lohest, écologiste
Alors que l’afflux des réfugiés en provenance de Syrie et d’Irak s’est accru, un adjectif s’est invité dans le débat. Le média écologique en ligne Reporterre, notamment, a titré que ces migrations seraient « climatiques ».
Une formule très surprenante, indécente aux yeux des observateurs avertis du drame syrien, mais aussi dommageable pour la crédibilité du mouvement écologiste au sein duquel elle fait le buzz (précisons-le d’emblée, l’auteur de ces lignes est un écologiste convaincu).
Des réfugiés syriens dorment sur la voie ferrée à Tovarnik (Croatie), le 20 septembre 2015, où des milliers de migrants sont coincés (Koki Kataoka/AP/SIPA)
Je m’en souviens. Je vois les champs de blés encore menus et verts, j’entends le moteur lointain de la pompe d’irrigation dans le couchant des campagnes de Tell Wardiyat. J’ai séjourné au printemps 2007 dans la ville de Hassaké, au nord-est de la Syrie, pour y dispenser des cours de français dans diverses écoles orthodoxes syriaques. J’ai passé plusieurs week-ends dans un monastère situé à quelques encablures de la ville, au milieu de ces champs et des vestiges d’anciens hameaux antiques.
Ceci pour l’anecdote, mais aussi pour affirmer qu’il en était déjà question, de cette maudite sécheresse qui allait s’étaler plusieurs années d’affilée sur le désert syrien. Les paysans en parlaient, tout le pays était au courant, ça durait depuis plusieurs mois. Les eaux du Khabour, retenues par les barrages surtout côté turc, n’avaient déjà plus grand-chose à offrir pour l’irrigation.
Saadeeh, un jeune ingénieur syrien alors en quête d’emploi, avait désigné la rivière réduite à peau de chagrin dans la ville : « When I was a child, I used to swim over there. » C’était devenu une petite coulée de pisse boueuse dans la large ornière du lit déserté du fleuve. Cette sécheresse m’a marqué. Depuis trois ans, mon fond d’écran est une capture de ce Khabour désolé. Pour ne pas oublier.
Un adjectif limité à 2011
Diverses études scientifiques rapportent (notamment celle-ci) que cette sécheresse exceptionnelle a duré plus de quatre ans, de 2006 à 2010, et qu’elle est la conséquence du réchauffement climatique global. Elles suggèrent, par le biais de l’exode d’environ un million et demi de Syriens vers les villes, que ce facteur a joué un rôle dans la déstabilisation du pays. Cette démonstration est limpide. Je n’ai entendu personne la contester, et je n’ai personnellement rien à y redire. Au contraire, j’ajouterai ceci : jusqu’à ce moment, jusqu’en mars 2011 donc, on peut parler de réfugiés climatiques. C’est une évidence et c’est un premier drame.
Une petite BD pédagogique en anglais, disponible en ligne, franchit un pas de plus. Elle raconte l’enchaînement des conséquences depuis la sécheresse jusqu’à Deraa.
D’abord les déplacements de population, les migrations climatiques donc, l’entassement dans des villes sous pression, la pénurie d’eau, le prix de la nourriture, le manque d’emploi.
Ensuite, les tags en écho aux slogans de la révolution égyptienne. Les marches de protestation. Puis la répression immédiate, disproportionnée, criminelle du régime d’Assad. Enfin, en voix off, un spécialiste invite à ne pas sous-estimer le rôle du climat dans le déclenchement du conflit en Syrie.
Ce récit-là, on peut encore le suivre. Il ne dédouane pas le régime syrien de sa responsabilité première et décisive. Le climat y est présenté comme un très probable facteur majeur de déséquilibre après des décennies de régime dictatorial. L’enchaînement des faits dans la narration garde un certain charme, on n’en dit pas trop, on suggère, on interroge. Pouvoir magique des bons récits : leur sens ultime reste pluriel, ce qu’on en retient n’a jamais la lourdeur dogmatique d’un « message ».
Un merdier qui n’a plus rien de climatique
Depuis les premières protestations pacifiques de 2011, quatre ans et demi ont passé. Et soudainement, un tel message se fraie un chemin dans le paysage écologiste :
« Les Syriens qui arrivent en Europe sont des réfugiés climatiques. »
Cette affirmation est erronée et, par là même, indécente. A lire les analyses présentées sous cette formule-choc, on comprend que l’intention n’est pas mauvaise, elle appelle à une solidarité inconditionnelle avec les Syriens.
Est-ce juste un titre mal choisi ? Non. L’effet de lecture est sans équivoque : le drame syrien, au second plan, sert à illustrer une thèse écologique. La focale est mise sur le climat, les autres éléments étant présents au titre de paramètres complémentaires dans une équation.
Ce qui pose problème est précisément cette maladresse. Que le climat fasse partie de la genèse des révoltes et des guerres, et que le réchauffement climatique accentue dramatiquement ces processus est une chose. Ramener quarante années de dictature et quatre années de massacre à des explications de second rang en est une autre.
Il se trouve des écologistes qui ne comprennent pas mon indignation. « Mais enfin, ce n’est pas tabou tout de même, il faut dire la vérité aux gens… » Je m’insurge une seconde fois. D’abord parce que cette posture explicative est parfois désespérément « anti-système » au sens le plus désagréable du terme. Ensuite parce qu’elle traduit un détachement et une méconnaissance du double drame syrien, celui des faits, et celui des interprétations.
La vérité des chiffres est pourtant limpide : c’est bien le régime de Damas qui est responsable de l’effondrement de la Syrie, à cause de son aveuglement, de ses crimes de masse, de ses bombardements incessants et de son jeu pervers avec les groupes terroristes. Qu’il soit aujourd’hui dépassé par le monstre Daesh, dont il a souhaité puis favorisé l’existence, ne l’exonère en rien de sa responsabilité première.
Depuis quatre ans, militants et authentiques spécialistes (par exemple Jean-Pierre Filiu, ou le regretté Wladimir Glasman) se sont efforcés de faire entendre cette vérité au milieu d’une cacophonie de discours conspirationnistes, de grilles de lecture géostratégiques (le pétrole !) et de relais de la propagande assadienne de protection des minorités.
Lutter sans cesse, au sein de cette confusion généralisée, pour répéter une évidence que cette cacophonie a rendue fragile, est un effort intellectuel épuisant. Dans ce contexte, un raccourci écolo hâtif est perçu comme une bêtise monumentale de plus.
La soudaine lecture climatique de la crise n’est bien sûr pas comparable à la prolifération des grilles de lecture « anti-système » primaires. Répétons-le : les historiens du futur, si futur il y a, auront raison de tisser des liens entre la sécheresse de 2006-2010, le réchauffement climatique et le déclenchement d’un soulèvement populaire en Syrie.
Mais ce qu’ils verront surtout, c’est l’énorme merdier politique, diplomatique et humanitaire qui a suivi, et dont la trajectoire dramatique ne doit absolument rien aux courbes du GIEC. C’est ce merdier que quittent les réfugiés syriens. Une évidence qui doit nous interdire de placer, dans cette catastrophe, le moindre petit coup de pouce à d’autres thèses, aussi urgentes soient-elles à faire entendre.
Ces thèses, d’ailleurs, je les partage. Nous devons accepter l’immense probabilité d’un effondrement de civilisation. La trajectoire du réchauffement climatique, entre autres, suit les pires scénarios. Mais l’effondrement syrien, et l’engagement qu’il requiert, ne peut être ramené à un simple cas d’école indifférencié de cette trajectoire planétaire.
Ecologistes, sachons ôter nos lunettes
Est-il possible d’être écologiste, de militer pour une plus grande résilience de nos sociétés face aux crises à venir, sans être tenté d’appliquer notre grille de lecture à l’ensemble des drames de ce monde ? Je le pense. Essayons. J’ai lu des paragraphes, à propos de la Syrie, qui le laissent supposer (voir notamment ici un édito de Jonathan Piron). *
L’urgence du défi climatique, à l’approche de la COP21 à Paris en décembre, joue contre cette nécessaire retenue. Ce billet polémique a pour but d’insister en sa faveur. L’écologie sera d’autant plus crédible qu’elle évoluera en interaction avec les autres points de vue citoyens, avec d’autres créations sociales pas forcément connotées de vert, sans chercher à les avaler, à leur donner un sens par avance.
J’irai même plus loin : l’écologie doit être capable de se méfier de son pouvoir explicatif, afin de rester une puissante matrice d’alternatives plurielles et non un discours dogmatique de plus dans un champ de foire déjà très garni.
Je repense au fleuve Khabour. Mon fond d’écran est inchangé. Trois flaques dans un lit desseché. En haut à droite de l’image, deux maigres bandes de culture. La Mésopotamie, l’un des berceaux de l’agriculture, c’était à peu près là.
Avant-hier, on annonçait que la sinistre « arche de Noé végétale », la banque de graines du Svalbard en Norvège, avait été sollicitée pour la première fois, à la rescousse de la Syrie. Tout militant écologiste épidermique, connaissant les noms des semenciers, gouvernements et fondations US qui financent cette chambre forte, pourrait hurler au loup. Je ne le ferai pas. L’Icarda (International Center for Agricultural Research on Dry Areas), basé à Alep jusqu’en 2012, est à l’origine de la demande. Il avait envoyé au Svalbard 80% de sa collection. Parmi celle-ci, je suppose qu’on trouvera les semences paysannes issues d’un projet de sélection participative initié avant le conflit.
J’apprends par ailleurs que des associations collaborent pour donner des séminaires de production de semences, aux frontières turque et libanaise, afin d’aider les Syriens à survivre de leur production alimentaire locale. Cette solidarité est encourageante, peu importe l’adjectif qu’on lui accole.
Entretemps, à Alep, au moins vingt civils ont encore péri rien que cette semaine. Les gouvernements occidentaux s’obstinent à ne voir que Daech comme source de barbarie, semblent parfois proches de tendre la main au boucher de Damas. La Russie s’implique encore davantage auprès de celui-ci. La Syrie en ruines ne semble pas près de se relever.
source : http://rue89.nouvelobs.com/2015/09/24/les-syriens-refugies-climatiques-raccourci-ecolo-hatif-261353
date : 24/09/2015