Les Syriens veulent rester chez eux, mais dans une Syrie libre
A Damas, le 19 juillet 2015
Les Syriens veulent rester chez eux, mais dans une Syrie libre
Ce que nous dit de l’état d’esprit du pays une enquête menée auprès de ses habitants ces deux dernières années.
À la manifestation du 5 septembre en faveur de l’accueil des réfugiés, à Paris, des jeunes Syriens, arrivés récemment en France, ont pointé du doigt les causes de la crise à travers deux slogans explicites: «Arrêter les massacres d’Assad = arrêter le flux des réfugiés»; «Chère Europe, il suffit d’en dégager un pour ne pas avoir à en accueillir des millions».
En attendant qu’une issue soit trouvée à la crise syrienne, sur une population de 22 millions avant-guerre, plus de 240.000 Syriens ont été tués en quatre ans, quatre millions ont fui vers les pays voisins et l’Europe, huit millions sont déplacés à l’intérieur du pays. Les Syriens s’accrochent cependant à une vision de leur pays qu’une Syrienne de Washington a tenté de cerner. Rafif Jouejati, directrice de la fondation Free Syria, nous a résumé sa démarche lors d’un séjour à Paris cet été:
«Le projet s’inspire de la charte de la liberté sud-africaine de 1955. Après une phase de test à Gaziantep en Turquie, l’étude a été menée en arabe, dans des conditions extrêmement difficiles, à l’intérieur de la Syrie, dans les camps de réfugiés et dans la diaspora syrienne, par cent activistes des Comités locaux de coordination et des activistes indépendants, parmi lesquels on comptait grosso modo autant d’hommes que de femmes. (Deux d’entre eux sont morts, un troisième a été blessé à Kuneitra).
En quatre mois, en 2013-2014, ils ont rassemblé 50.000 réponses, dont 30.000 venaient des zones sous le contrôle du régime ou des groupes rebelles. Puis questions et réponses ont été traduites vers l’anglais. Après quoi, nous sommes passés par une société spécialisée pour traiter les résultats.
À partir d’eux, nous avons rédigé une charte de la liberté que tout Syrien peut signer en ligne. Financés au départ par le secrétariat d’État des États-Unis, nous espérons pouvoir compter sur des financements internationaux pour mener à bien la phase actuelle du projet: récolter des signatures dans un pays en guerre. D’où ma venue en Europe.»
Ce qui rassemble, ce qui divise
L’enquête sur le terrain a été menée dans les quatorze mouhafazat, ou gouvernorats, qui composent la Syrie, avant que l’EI n’étende son emprise sur des pans entiers du territoire syrien (Raqqa puis Deir Ezzor et Palmyre)… La lecture du rapport, dont tous les résultats sont ventilés par âge, par sexe et par gouvernorat, nous apporte des éléments d’information sur la population syrienne interrogée.
1. L’équipe d’enquêteurs, qui était mixte, a eu du mal à recueillir l’opinion des femmes, en dehors de la présence d’un homme de la famille. Parfois, elle renvoyait une de ses membres le lendemain pour interviewer une femme repérée la veille. Malgré ces efforts, on compte moins de trois femmes pour sept hommes dans l’échantillon. En revanche, toutes les tranches d’âge sont représentées. Autre fait notable: 50 % des personnes interrogées n’ont pas éprouvé le besoin de préciser leur appartenance ethnique; de même, 36% d’entre elles n’ont pas précisé leur appartenance religieuse.
2. Un ensemble de questions fait l’objet d’un très large consensus. Ainsi, 98 % des personnes interrogées considèrent que le patrimoine historique appartient à tous les Syriens; 97 % sont d’accord avec la proposition «Tous les Syriens sont égaux devant la loi» et celle qui affirme que «les forces armées sont habilitées uniquement à protéger les frontières syriennes et à défendre la souveraineté» du pays; 96 % pensent que le pouvoir judiciaire doit être indépendant. 96 % sont d’accord avec l’item «Les opportunités à l’embauche, fondées sur les compétences et les qualifications, sont accessibles à tous les Syriens dans toutes les institutions du pays») (Mais ce pourcentage tombe à 21% à Damas. Les habitants de la capitale seraient-ils jaloux de défendre les avantages acquis par rapport aux autres Syriens? C’est à rapprocher du fait, souligné par le démographe Youssef Courbage, qu’avant le conflit, Damas et Alep drainaient à elles deux 50% des investissements du pays). 94% des membres de l’échantillon estiment que les Syriens sont égaux en droits et en devoirs, quels que soient leur religion, leur nationalité ou leur sexe; 92% entérinent, dans un pays divers, le droit de chacun à utiliser sa propre langue; quant au principe «À travail égal, salaire égal pour hommes et femmes», on observe un écart significatif entre les réponses des hommes –90%– et les réponses émanant des femmes –96%…
3. Certaines questions sont plus sensibles ou laissent apparaître des clivages nets entre gouvernorats. La défiance à l’égard du politique n’a pas disparu avec la révolution. À l’item «Chaque Syrien a le droit de voter et de se présenter à une fonction politique», 86% répondent «oui», 14% «non». Mais ce pourcentage élevé d’opinions positives chute à 49% à Damas. De même, à Lattaquié et chez les expatriés, le «non», plus nombreux, traduit sans doute un désir de stabilité qui passe avant l’aspiration à une participation des citoyens au système politique.
Parfois, les personnes interrogées laissent deviner l’influence de la guerre civile, de la répression et du chaos sur leur vision de la société. À Lattaquié, où la moitié de la population est alaouite –la confession du clan des Assad–, la liberté de créer un parti politique obtient la faveur de 43% seulement de l’échantillon. À Deraa, d’où est partie la révolte, seules 20% des personnes interrogées sont pour le droit de réunion et d’organisation alors que 97% des gens y sont favorables parmi les réfugiés en Turquie et que la moyenne se situe à 66%. De même, l’accès à l’enseignement obligatoire n’obtient que 48% des suffrages à Deraa tandis que les Aleppins, soucieux de pouvoir mettre leurs enfants dans l’enseignement privé –très développé, comme au Liban– préfèrent la notion de libre choix…
En matière de droits des femmes, l’assentiment porte d’abord sur le droit à l’éducation (90%), au travail (84%) et à la possibilité de transmettre sa nationalité à ses enfants (67%). Vient en dernier le droit de vote et de se présenter à des fonctions politiques. Cette dernière proposition n’est pas populaire à Alep (32% de «pour») tandis qu’elle fait la quasi-unanimité (92%) dans la communauté syrienne réfugiée en Turquie. Les réfugiés appartiennent-ils aux classes moyennes déjà acquises à ces idées modernistes ou bien les mentalités de ces hommes et de ces femmes déplacées ont-elles évolué au contact de la société turque?
4. La dernière question était formulée ainsi: «Comment définir la carte géographique de l’État syrien?» 54% ont répondu «avec les frontières actuelles»; 37% «avec les frontières actuelles plus les territoires occupés». S’agit-il des territoires laissés à la Turquie, en 1939 avant l’indépendance de la Syrie en 1946 (Sandjak d’Alexandrette)et/ou des territoires occupés par Israël depuis la guerre des Six-Jours en 1967, à savoir le plateau du Golan? L’étude ne le dit pas.
«Un État au service de tous les Syriens»
Pour rédiger la charte de la liberté, dont le texte est désormais disponible en français, les responsables du projet ont retenu les points qui faisaient l’objet d’un large consensus, égal ou supérieur à 50%. Ainsin le préambule déclare:
«Nous, peuple de Syrie, issus de ses villes, de ses bourgs et de ses villages; issus de sa diaspora; issus d’une diversité de milieux, de cultures, et de religions; femmes et hommes de Syrie
–revendiquons pour nous-même notre vision et notre rêve d’une nation libre
– une nation libérée de toute oppression, de toute ignorance, de toute discrimination et annonçons cette vision au monde.»
Et le premier paragraphe résume le rêve de la grande majorité des Syriens:
«Un État au service de tous les Syriens, fondé sur les principes d’égalité et de justice pour tous, où les droits et libertés des individus sont protégés contre les discriminations; un État de droit, où le peuple peut choisir lui-même ses dirigeants politiques; un État indépendant et souverain délimité par des frontières reconnues par les Nations unies, qui respecte les traités et conventions internationales.»
Rafif Jouejati veut faire tout ce qui est en son pouvoir pour que ce rêve soit enfin pris en compte par les politiciens syriens et les diplomates, dans un contexte international qui ne s’y prête guère. D’où le lancement de cette campagne de signatures dont le but est de récolter un million de signatures dans l’année qui vient.