« L’Etat de barbarie » persiste en Syrie, mais la tyrannie recule devant la révolution – par Ziad Majed
En 1986, Michel Seurat, chercheur en sociologie, meurt entre les mains de ses ravisseurs dans la banlieue sud de Beyrouth, capitale libanaise ravagée par la guerre civile et déjà sous le contrôle des services de renseignement syriens.
Il a passé une année en captivité durant laquelle il fut confronté à la barbarie qu’il avait si bien cernée dans ses travaux sur la Syrie. En relisant ses textes aujourd’hui, après la réédition de son ouvrage L’Etat de barbarie (Seuil, 1989), on est saisi par leur actualité et leur pertinence, trois décennies après leur première publication dans la revue Esprit, en 1983.
Dans le contexte de la révolution syrienne actuelle, deux questions développées par Michel Seurat semblent particulièrement intéressantes à revisiter.
Dans son analyse du système fondé par Hafez Al-Assad, Michel Seurat utilise un concept d’Ibn Khaldoun, historien et sociologue maghrébin du XIVe siècle : la «’asabiyya » (ce que Durkheim appelle « la solidarité mécanique »). Ce concept lui permet d’expliquer le rôle du pouvoir et des associations que le clan Assad a créées dans la transformation de la communauté alaouite en une confession politique (et pas seulement religieuse). Cette transformation s’est opérée à travers un discours, une réactivation dans la mémoire collective d’une hostilité à la ville et son « histoire d’exploitation des ruraux » et un recrutement des jeunes de la communauté dans l’armée et les services de renseignement.
Elle a également été renforcée par un contrôle du parti Baas et une instrumentalisation de ce dernier pour soumettre les institutions de l’Etat et les organisations de la société, notamment urbaines, à ses commandes. Ainsi, Hafez Al-Assad a soudé la communauté et établi une‘asabiyya dominante dans le pays, tout en élargissant progressivement l’assise sociale et les réseaux économiques de son pouvoir.
La question communautaire de même que celle des rôles des forces armées et du parti Baas restent aujourd’hui omniprésentes pour la compréhension de ce qui se passe en Syrie, celle du fils et héritier de Hafez, Bachar Al-Assad. La‘asabiyya persiste en tant que solidarité de corps pour maintenir la base fidèle au régime et est de ce fait le principal atout qui lui reste, après la décomposition de son autorité, de son contrôle symbolique, de son discours et de sa métamorphose en une simple machine répressive depuis mars 2011.
Par contre, la démographie et les évolutions socio-économiques ont modifié la donne du paradoxe urbain-rural. Le mouvement de contestation n’est plus uniquement citadin, comme Michel Seurat le décrivait au début des années 1980. Il est également rural, et le rapport entre les villes et les campagnes ne peut plus le contenir ou dresser ses frontières. Ces dernières sont dépassées par la nouvelle génération qui reconstitue son champ politique, à la fois dans des régions périphériques, dans les nouveaux espaces rattrapés par l’élargissement des agglomérations et dans le coeur même des cités syriennes.
Michel Seurat utilise cette « controverse hégelo-marxienne » pour intituler un de ses textes sur la confrontation qui opposait les Frères musulmans (et des formations politiques et syndicales islamistes comme de gauche) au pouvoir Assad entre 1979 et 1982. Une confrontation qui s’est soldée par les massacres de la ville rebelle de Hama et des campagnes d’arrestations massives contre les opposants politiques.
Hafez Al-Assad est parvenu en fin de compte, en s’appuyant sur la‘asabiyya à l’intérieur du pays et sur la complicité ou le silence à l’extérieur (notamment au niveau international), de même que sur sa rhétorique idéologique (se réclamant du nationalisme arabe et de la lutte contre l’impérialisme et le sionisme), à réduire en cendres le champ politique syrien et à éradiquer les Frères musulmans du pays.
Mais, s’il a réussi, c’est aussi parce que les Frères n’ont pas pu étendre horizontalement leur soulèvement que Damas et sa bourgeoisie ne les ont pas suivis, et que la terreur s’est rapidement installée, érigeant les murs de la terreur et du silence. La Syrie est devenue un espace fragmenté, ses habitants solitaires, des « hommes écrasés les uns contre les autres » comme le décrit Hannah Arendt dans son analyse de la tyrannie.
Si cette lourde défaite de la société syrienne a anéanti toute possibilité d’action politique collective pendant des décennies (exception faite du court printemps de Damas en fin 2000 et début 2001), la révolution syrienne aujourd’hui marque la sortie définitive de la solitude.
De Deraa à Homs, de Deir Ezzor à Hama, de Damas à Idlib, de l’université d’Alep à Salamiyya et de Kfernabel à Kamechlie, les Syriens dans leurs manifestations quotidiennes et dans leur résistance à la machine de mort reconstruisent leur champ politique sur les décombres de la peur.
Ils rétablissent dans leur solidarité citoyenne des liens territoriaux et se réapproprient la géographie, l’espace, afin de dépasser le déchirement, la fragmentation et retisser les rapports sociaux.
Ainsi, la société syrienne se libère chaque jour un peu plus de la tyrannie. Elle renaît, se découvre et constitue une nouvelle mémoire. Seul le pouvoir déclinant demeure encore ce qu’il fut il y a trois décennies : un Etat de barbarie.
Ziad Majed, professeur des études du Moyen-Orient à l’Université américaine de Paris