Lettre d’Alep : avec les Syriens que l’on a abandonnés à leur sort par Jean-Pierre Filiu
Chers riverains, je rentre d’un séjour de « terrain » dans les zones « libérées » d’Alep, soit les secteurs tenus par la révolution depuis près d’un an, dans la métropole du nord de la Syrie.
L’enlèvement, le 6 juin 2013, de deux journalistes d’Europe 1, mon ami Didier François et le photographe Edouard Elias, a rendu ce type d’enquête encore plus périlleux. J’ai pour ma part choisi l’immersion dans la résistance civile, plutôt que la « protection » par tel ou tel groupe armé.
J’ai pu constater sur place les multiples stigmates des bombardements gouvernementaux, menés par hélicoptères, par avions, par artillerie et par blindés. J’ai entendu une fois un bombardement aérien, dont je n’ai pas vu l’impact. J’ai aperçu de loin les volutes de fumée provoquées par un tir d’artillerie.
J’ai vu, devant chacun des hôpitaux de campagne, les tentes d’urgence installées en cas d’attaque chimique. Pour mémoire, les services de santé d’Alep, gérés pour la première fois de leur histoire par une municipalité démocratiquement élue, disposent de 10 000 doses d’atropine (à injecter en cas d’exposition au gaz sarin) et de… seize masques à gaz.
Je me suis surtout plongé dans cette population de deux millions de femmes et d’hommes pour qui le retour de la dictature est tout simplement inconcevable. Les pilonnages récurrents ne font qu’intensifier la haine contre « l’âne », « le chien » ou « le canard », ainsi qu’est indifféremment désigné Bachar al-Assad par ses anciens sujets.
L’effroi des missiles Scud
Mais de toutes les armes dont le despote frappe les civils insoumis, ce sont les missiles Scud qui suscitent l’effroi le plus intense. Ces missiles balistiques sont en effet tirés depuis la banlieue nord de Damas, à 300 kilomètres de là, pour s’abattre sur des zones résidentielles de manière aveugle. Il n’y a pas de précédent à la perpétration d’un tel crime de guerre à l’encontre d’une population désarmée.
Ce soir du 26 juillet, dans le quartier de Bab Nayrab, les familles s’étaient réunies, comme dans les autres foyers musulmans d’Alep, pour partager le repas de rupture du jeûne du Ramadan.
Un missile sol-sol s’est abattu sur l’immeuble. 35 cadavres auraient été extirpés des décombres, dont ceux de 19 enfants.
L’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) ne confirme sur le moment que dix victimes, précisant que le bilan peut rapidement s’alourdir. Les secours s’activent dans la nuit à la lumière des projecteurs. En voici l’enregistrement vidéo mis en ligne par des « reporters-citoyens » de l’Aleppo Media Center (AMC).
Ces Syriens que l’on a abandonnés à leur sort…
J’entends déjà de bons esprits affirmer qu’un bilan aussi tragique doit être confirmé de « sources indépendantes ». Mais où trouver ces fameuses « sources » quand l’ONU s’interdit l’accès aux zones révolutionnaires, quand les actions humanitaires y sont ciblées et quand les journalistes étrangers y sont enlevés ?
Alors laissons à ces Syriens, que l’on a abandonnés à leur sort, le droit de compter leurs morts.
Une autre tentation pourrait être de dresser un parallèle entre ce massacre de civils par la machine de guerre Assad et les revers sanglants essuyés ces derniers jours par les forces gouvernementales au sud-ouest d’Alep (l’opposition a même dénoncé l’exécution sommaire de dizaines de prisonniers par un groupe jihadiste).
Comme si les crimes des uns excusaient les crimes des autres. Comme si des civils désarmés ne devaient pas être protégés par toutes les garanties du droit international.
Les fantômes de Guernica
En septembre 2012, Le Monde avait rompu avec sa pratique éditoriale en publiant sur une double page l’image d’un bombardement à Alep et le témoignage des deux reporters qui y avaient assisté. Ce texte évoquait avec émotion les fantômes de Guernica. Dix mois plus tard, des images comparables en provenance d’Alep ne provoquent plus que l’indifférence.
Il est 14 heures en ce 27 juillet et, à ma connaissance, pas un organe de presse occidental n’a encore rapporté le massacre de cette nuit à Alep.
Il est vrai que, ce samedi matin, deux nouveaux raids aériens ont frappé deux autres quartiers d’Alep, Bustan al-Qasr et Maadi.
Alors que l’on ne nous parle plus de ce « monde transparent », de cette « conscience universelle », de « l’impossibilité pour un dictateur de massacrer aujourd’hui son peuple ». Qu’on ne nous en parle plus, car Bachar al-Assad le fait depuis 28 mois, et il s’en porte très bien.
Durant l’été 2012, j’avais eu le triste privilège d’annoncer, à vous riverains, un massacre de civils en cours à Daraya, dans la banlieue de Damas.
Le carnage n’avait fait que quelques lignes dans nos quotidiens. La Syrie nous lasse, elle nous fatigue. Nous avons tellement hâte qu’elle disparaisse de notre horizon que certains en viennent à souhaiter, de moins en moins discrètement, que Bachar écrase ses opposants une fois pour toutes. Et qu’on n’en parle plus.
Cela ne sera pas, car les révolutionnaires de Syrie sont allés trop loin pour jamais reculer. Ni les Scud, ni les gaz ne parviendront à les briser.
Le graffiti préféré que je ramène d’Alep est le suivant :
« La révolution que nous voulons, c’est la révolution de la vie. »
Et c’est ce message d’espoir que je vous ramène, malgré tout, d’Alep, chers riverains.
Date : 27/7/2013