Lettre ouverte au Père Paolo Dall’Oglio – Ta voix porte au-delà de toi
Chers Amis du Père Paolo,
Depuis le 28 juillet, sans nouvelle de notre ami commun disparu dans la ville syrienne de Raqqa, nous nous raccrochons aux nouvelles officielles, trop rares, qui nous sont données. Cette semaine une nouvelle nous a redonné espoir : il aurait été vu en vie samedi dernier et serait bien traité par ses ravisseurs, des membres de l’ « État Islamique en Irak et au Levant ».
Pour prolonger cette nouvelle, et continuer de faire vivre cet espoir de le revoir, nous vous diffusons cette lettre ouverte écrite par Eglantine Gabaix-Hialé, amie fidèle de Paolo engagée auprès du peuple syrien, qui a vécu deux ans en Syrie, au monastère de Mar-Mussa, et a accompagné Paolo dans l’écriture de ses deux livres. Elle nous a adressé cette lettre pour diffusion, écrite et enregistrée depuis Souleimaniye au Kurdistan Irakien, où elle vit depuis août, là où Paolo Dall’Oglio s’était installé après avoir été expulsé de Syrie le 16 juin 2012.
Une lettre ouverte qui rappelle les raisons de son engagement, et qui, nous l’espérons sera tellement diffusée qu’elle lui parviendra, où qu’il soit.
Cher Paolo,
Voilà plus d’un mois que tu as disparu. On te dit otage de l’EIIL, on t’a donné pour mort il y a trois semaines, puis peut-être vivant. Avant de partir pour Raqqa, où tu voulais négocier la libération d’otages et faire le médiateur entre les Kurdes et les branches extrémistes, pourtant unis comme toi contre ce régime sanguinaire, tu m’avais écrit que c’était peut-être de la folie. Je t’avais répondu que oui, c’était de la folie, mais que nous avions besoin et de ta folie et de toi vivant. Une rage aussi, qui te préservait du cynisme, et de la haine.
Cette guerre était une blessure intime. Qui aurait pu te retenir ? Alors qu’au fil des mois, la barbarie s’enracinait, où ce peuple, qui était le tien, prenait par centaines de milliers le chemin de l’exil, mouraient sous les bombes, les massacres et les tortures, comment aurais-tu pu rester à contempler ce désastre ? Il te fallait partager leur sort, jusqu’au bout. Si tu es vivant, et otage, comme on le dit, des islamistes, comment penser que tu acceptes d’être libéré tant que ceux pour qui tu étais venu négocier ne le seront pas ?
Je t’imagine parlementer sans fin, pas à pas, avec ceux que tu refusais d’appeler terroristes ou djihadistes. As-tu trouvé le chemin de leur cœur ? A ton retour, tu devras nous montrer la voie pour atteindre l’âme de ces hommes, leur haine, leur amour, leurs doutes, leurs peurs. Cette réconciliation, à laquelle tu tenais tant, et qui seule assurera à la Syrie à venir une paix durable, passe aussi, d’abord, par la compréhension de l’autre, de ses motivations, aussi incompréhensible qu’elles nous paraissent. Et si tu concevais qu’un acte put être terroriste, jamais tu n’as voulu réduire une personne à son acte.
Ici déjà certains se gaussent de ta naïveté, de ton idéalisme. Ils ont été prompts à relayer l’annonce de ton assassinat par tes frères islamistes, ceux-là mêmes qui déjà s’opposaient violemment au dialogue islamo-chrétien. J’avoue moi aussi t’en avoir voulu, cette mort me semblait anéantir tout ce que tu avais voulu construire pendant ces trente années passées en Syrie. Trente ans à tenter de faire dialoguer islam et christianisme, à rebâtir ce monastère, à y créer des espaces de dialogue dans un pays qui en était dramatiquement privé, tout cela pour finir dans une brève : un jésuite assassiné par des islamistes ?
Toi qui craignais plus que tout de rater ta mort, tu l’aurais là raté d’une belle façon… et c’est l’ensemble de ta vie, de ton combat qui aurait été rayé d’un trait. Mais Dieu seul sait où tu es, vivant ou mort, et qui te détiens vraiment et il faut nous préparer à l’éventualité que nous ne le sachions jamais. C’est pour cela qu’en France, ceux qui te soutiennent se sont tus à l’annonce de ton enlèvement, à la demande de ta famille aussi. Pour ne pas ajouter à la confusion, parce que nous n’étions sûrs de rien, pour ne pas gêner des négociations que l’on imagine délicates, avec quelques partis que ce soit. Mais à présent, ton absence est envahissante, autant que tu pouvais l’être. Il nous manque ta voix alors que les Etats-Unis et la France s’apprêtent à frapper le régime, parce que cette fameuse ligne rouge a été franchie. Mais ne l’a-t-elle pas été dès le début ? Dès ce premier enfant torturé et tué par le régime ? N’était-elle pas là cette ligne qu’un gouvernement ne devrait jamais franchir ?
Au début de cette révolution, avec les membres de ta communauté, vous avez œuvré pour un changement en douceur, pour le dialogue, pour qu’une démocratie s’esquisse. Puis la répression s’est abattue d’une manière démesurée sur des manifestants pacifistes. Alors, oui, ils ont dû s’armer. Auraient-ils tous du se laisser tuer, les bras ouverts ? Quand tu as été expulsé de Syrie pour tes prises de position de plus en plus virulentes contre le régime, tu as demandé à ce qu’on arme l’Armée Libre, pour qu’elle puisse se défendre, et se défendre aussi du risque de l’islamisation dans ses rangs, de ses combattants venus d’ailleurs, qui luttaient pour un autre intérêt. Tu n’as pas été entendu. Pire, comment toi, un prêtre, pouvais-tu demander cela ? On t’a traité de va-t-en guerre, ton message était contraire à celui de l’Evangile. Quel est donc le message de l’Evangile ? Laissez massacrer les pauvres et contentez-vous de prier pour le salut du monde ? Et voilà où nous en sommes. Dans une situation inextricable, dans une guerre fratricide, où, à présent, l’intervention comme la non intervention occidentale ne peuvent qu’empirer les choses. Il nous faudrait une troisième voie. Qui saura nous la souffler ?
Au Nord Liban, j’ai rencontré des réfugiés syriens de Qsair, cette ville où tu t’étais rendu il y a un an pour là aussi négocier la libération d’otages, non sans succès, et que tu m’avais longuement raconté d’après les notes prises dans ton journal. Quand ils ont su que j’avais écrit un livre avec toi, leur amitié m’était acquise. Tu étais leur héros. Celui qui « arrivait à passer dans des trous où une abeille ne serait pas passée» et enterrait avec eux leurs morts. Dans les yeux de ses hommes exilés et en colère, j’ai vu ton combat. Ils étaient prêts à repartir maintenant que femmes et enfants étaient à l’abri, au moins ceux qui avaient survécu au bombardement du régime qui pilonnait sans relâche ceux qui tentaient de fuir vers le Liban. « Nous planterons dans toute la Syrie, le drapeau du pays qui viendra nous aider à nous débarrasser de Bachar, et si c’est Israel, nous planterons le drapeau hébreu sur la mosquée des Omeyyades » lançait Walid dont la femme était morte sur la route.
Ils ne souhaitaient qu’une chose, que le sang s’arrête de couler, « ce n’est pas une image, ajoutait Oussam, j’ai vu le sang couler comme une rivière dans les rues de Qsair. Pourquoi personne ne nous aide ? Quand vous verrez Paolo, dîtes-lui que les réfugiés de Qsair, musulmans et chrétiens, le bénissent. »
Je ne t’ai pas revu depuis mais je t’ai raconté cette rencontre par mail, juste avant que tu partes à Raqqa. Tu m’as avoué avoir pleuré en pensant à eux et sans doute est-ce aussi pour eux que tu es reparti. Alors aujourd’hui, que tu sois mort ou vivant, tué ou retenu par des islamistes ou le régime, je sais que tu n’as pas échoué. Ta voix porte au-delà de toi.
Eglantine Gabaix-Hialé, Souleimaniye, Kurdistan Irakien, le 13 septembre 2013.
Nous vous prions de faire circuler cette lettre partout où elle peut l’être, pour faire vivre l’espoir, et les liens affectifs qui nous lient au Père Paolo.
Eglantine et Paolo en Mai 2013 à Paris
Les Editions de l’Atelier