Lettres de Syrie: « Nous réclamions la dignité, on nous envoie des paniers alimentaires » – propos recueillis par Catherine Gouëset

Article  •  Publié sur Souria Houria le 6 juin 2014

Joumana Maarouf a raconté la guerre en Syrie dans une série de lettres qui viennent d’être rassemblées dans un livre. Plus que bien des analyses, ses descriptions de la vie de son quartier donnent à comprendre comment cette guerre a profondément transformé son pays.

 

Lettres de Syrie: "Nous réclamions la dignité, on nous envoie des paniers alimentaires"

Manifestations anti-Assad à Qudsaya en Février 2012. « Pour les mots « liberté », l’armée est entrée saccager la ville, mais elle a laissé se multiplier les slogans islamistes. »

 

Joumana Maarouf*, une institutrice de 47 ans, a raconté par e-mail, à partir de mars 2012, son quotidien dans la ville de Qudsaya, près de Damas, à son amie Nathalie Bontemps. Installée en Syrie depuis plusieurs années, la Française avait quitté le pays, en novembre 2011. Les lettres ont été publiées au fur et à mesure sur le blog Un oeil sur la Syrie. Elles racontent le quotidien des collègues, des habitants de la ville qui se transforme à mesure que la répression a fait évoluer le mouvement de contestation en guerre de plus en plus meurtrière. Les scènes de la vie de tous les jours, réunies dans un livre, publié chez Buchet-Castel, donnent une vision saisissante de ce qu’est l’ordinaire d’un pays en guerre. Epuisée par trois ans de conflit, Joumana Maarouf, a finalement décidé de quitter la Syrie. Elle vient d’arriver en France où elle compte demander l’asile politique. Elle s’est confiée à L’Express.

Vous viviez tout près du Palais présidentiel. En quoi la transformation de ce quartier est-elle symptomatique de la polarisation de la société syrienne depuis 2011?

Qudsaya jouxte le quartier de Massaken al-Haras, près du palais présidentiel. Qudsaya était dans les années 1970 un gros bourg peuplé essentiellement de paysans sunnites. Au début des années 1990, Bassel el-Assad [le frère de Bachar el-Assad, dauphin de Hafez el-Assad, s’il n’était décédé accidentellement en 1994] a fait saisir une partie de ces terres pour les distribuer aux membres de la Garde républicaine, en grande majorité des alaouites, la confession de la famille Assad.

Mon mari et moi avons acheté notre maison à l’un de ces officiers, à la lisière du quartier de Massaken, militaire à l’origine, puis devenu un quartier informel. A l’aube de la révolution, Qudsaya était devenue une ville de banlieue composite, des alaouites vivaient à Qudsaya et quelques non-alaouites vivaient à Massaken. En quelques mois les quartiers se sont divisés sur des lignes confessionnelles.

Moi, je travaillais dans une école de Massaken. Mes élèves étaient alaouites, mais les enseignants ne l’étaient pas tous. Il y avait des sunnites, ou des druzes, comme moi. Mais en février 2012, j’ai fini par demander à changer d’établissement. Peu à peu ne restaient plus dans le personnel que des partisans farouches du régime. Les collègues me faisaient une vie impossible en raison de mes prises de position.

Comment s’est passé le basculement de Qudsaya dans la contestation?

Au début du soulèvement, la population n’était pas favorable aux manifestations. Les gens fermaient leurs portes au passage des jeunes protestataires. En face, la réaction des autorités a été démesurée. Je me souviens d’un des tous premiers rassemblements, au printemps 2011. Moins d’une dizaine de jeunes scandaient des slogans anti-Assad. Plusieurs cars de chabihas [miliciens prorégime] armés jusqu’aux dents ont débarqué pour ces quelques gamins!

Le coeur de Qudsaya a basculé à la mort des premiers manifestants sous les balles des chabihas, en août 2011. Cette fois, tous les habitants de la ville sont sortis de chez eux. Ils ont repris à leur compte les slogans appelant à la chute du régime.

Le cycle de manifestations était enclenché. Tous les vendredis les gens descendaient dans la rue. Des activistes étaient fauchés par les balles des forces de sécurité. Leurs obsèques rassemblaient plus de monde encore…

Vous décrivez, dans vos lettres, comment la guerre a transformé la relation entre les deux quartiers…

La peur a divisé les gens. La rumeur a été l’un des ressorts de cette inquiétude. Dans les épiceries, les marchés, les gens commençaient à raconter des histoires. A mon avis, ces ragots étaient sciemment lancés pour cimenter la population alaouite contre ses voisins: « L’autre jour, une femme est rentrée dans le quartier avec une valise. On a découvert qu’elle contenait une bombe »; « il paraît qu’on a désamorcé une voiture piégée à tel endroit… » Une fois, j’étais dans un stade de Qudsaya avec mes filles, un soldat, sans doute éméché, a tiré en l’air. Le lendemain, à Massaken, on racontait que des habitants de Qudsaya avaient attaqué des maisons du quartier.

Fin 2011, les militaires ont commencé à dresser des barrages autour de Qudsaya; puis, en mars de l’année suivante, l’armée a envahi le quartier. L’attaque a fait de nombreuses victimes. Ensuite, des murs de terre ont été érigés autour de la ville. L’un d’eux se dressait juste à côté de ma maison.

Je me souviens qu’un de mes voisins de Massaken, en 2012, s’est vanté publiquement d’avoir violé une femme devant ses enfants. A partir de ce moment-là les gens ont commencé à vendre leur or pour acheter des armes, pour se défendre. C’était des particuliers qui achetaient des armes individuelles.

Vous avez assisté à l’islamisation de la contestation…

Oui, j’ai vu les jeunes changer peu à peu. C’est la violence inouïe du régime qui les a transformés. Dans mon quartier, des garçons qui buvaient un verre de temps en temps, ne faisaient pas le ramadan, sortaient avec des filles, se sont laissé pousser la barbe, se sont mis à parler de religion.

Un jour, j’ai demandé à des jeunes pourquoi ils criaient si souvent « Allah Akbar ». « Nous voulons montrer à Assad qu’il y a quelque chose au dessus de lui, qu’il n’est pas tout puissant. », m’a répondu l’un d’eux (1).

Le peuple syrien est religieux, dans sa majorité, mais il a toujours eu une pratique modérée.

En 2012, les murs de Qudsaya, étaient couverts de slogans en faveur de la liberté, de la fin de la dictature. En 2013, après deux attaques contre la ville, le régime a négocié une trêve. Il a promis de ne plus y entrer avec ses chars si les gens repeignaient les murs afin d’en éliminer les slogans en faveur de la révolution. Peu de temps après, des slogans islamistes sont apparus sur ces mêmes murs. Mais le régime a laissé faire. Pour les mots « liberté », l’armée est entrée saccager la ville, mais elle a laissé se multiplier les slogans islamistes. Pour prendre à témoin la communauté internationale et donner à voir au monde qu’il faisait face à une révolution islamiste?

Y a-t-il des mouvements djihadistes à Qudsaya?

Jusqu’à mon départ de la ville, il y a deux mois, non, il n’y en avait pas. Les seuls opposants armés étaient des habitants de la cité et du voisinage.

Un de mes voisins a rejoint le groupe djihadiste al-Nosra. Il avait subi, comme beaucoup d’autres, des mois de répression, plusieurs arrestations, des sévices en prison. Mais ce qui l’a poussé à rejoindre al-Nosra, c’est la mort de son frère sous la torture. Pour le venger, il a quitté l’Armée syrienne libre, parce que le Front al-Nosra est mieux équipé que l’ASL ! L’ASL parvient à peine à nourrir ses brigades; pour y entrer, on doit venir avec son fusil, alors qu’al-Nosra arme ses combattants, les nourrit, leur fournit des cigarettes… De nombreux jeunes Syriens rejoignent le mouvement pour cette raison. La neutralité est impossible aujourd’hui en Syrie. Si tu es jeune et que tu n’es pas avec le régime, tu as le choix entre la prison ou combattre. Autant aller avec ceux qui en ont les moyens.

Qu’est-ce qui vous a décidé à quitter la Syrie?

Après avoir quitté l’école de Massaken, j’ai enseigné dans le centre de Damas. En mars 2013, ma voiture a été détruite par un obus. Rejoindre mon école était devenu très compliqué. Puis Qudsaya a été à nouveau assiégée en octobre-novembre 2013. Plus aucune nourriture n’entrait. J’ai réussi à envoyer mes filles dans ma famille, à Soueïda, dans le sud. Moi-même, je ne vivais plus dans ma maison, j’étais hébergée chez des amis, à Damas.

Pendant cinq mois, je faisais des aller-et-retour pour voir mes filles. Le trajet est long et dangereux. Il faut passer cinq barrages, une demi-heure au moins à chacun d’entre eux.

Le danger est aggravé du fait que je suis membre d’un groupe de militants pacifistes. Comme toute forme d’organisation citoyenne est considérée subversive par le régime, nous étions tous menacés.

Mes filles ont été traumatisées par les bombardements, les explosions, la tension permanente. Elles sont devenues très anxieuses. L’une d’elles vomissait dès qu’elle entendait un tir ou un bruit qui pouvait y ressembler. C’est pour elles que j’ai décidé de partir. J’ai dû choisir entre l’intérêt de mes filles et mon engagement. Cela a été douloureux, mais j’ai choisi mes filles.

La semaine passée, les Syriens de l’étranger étaient appelés à voter à l’avance pour la présidentielle. On a vu des images de foules se pressant pour aller voter au Liban. Pourquoi, selon vous?

Parce que les Syriens sont désespérés. Après trois ans de guerre, notre pays est en ruine. Il n’y a pas le moindre espoir à l’horizon. Alors les gens se disent « ça suffit! Qu’il reste, qu’au moins on en finisse avec cette guerre ». J’ai vu la mère de deux enfants, tués par le régime, dire « Qu’il reste. J’ai perdu deux de mes fils dans cette guerre. Laissez-le, qu’il ne me tue pas les deux autres »…

Les grandes puissances n’ont rien fait pour nous. L’opposition, à l’extérieur du pays, est impuissante. La communauté internationale a réduit cette tragédie à une crise humanitaire, comme si c’était un tremblement de terre. Nous réclamions la dignité, la liberté, le respect de nos droits, on nous envoie des paniers alimentaires !

Tous ces morts, toutes ces destructions. Assad n’a pas fait la moindre concession. Le régime a amené tous les extrémistes du monde en Syrie. Nous sommes abandonnés de tous et considérés comme des terroristes. Les réfugiés entassés au Liban avaient-ils d’autre choix que de voter pour Assad? Qu’est-ce qu’on peut faire, Dites-moi, qu’est-ce qu’on peut faire?

 

* Ce nom est un pseudonyme

(1) L’un des principaux slogans scandés par les prorégime au début de la révolution était « Dieu, la Syrie, Bachar et c’est tout! »

Nathalie Bontemps, traductrice des Lettres de Syrie de Joumana Maarouf, a également assuré la traduction de cet entretien.

source : http://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-moyen-orient/lettres-de-syrie-nous-reclamions-la-dignite-on-nous-envoie-des-paniers-alimentaires_1548453.html

date : 04/06/2014