Libye, Syrie : pourquoi ce « deux poids, deux mesures » de l’Occident ? – Par Daniel Salvatore Schiffer

Article  •  Publié sur Souria Houria le 16 avril 2012

LE PLUS. Alors que des observateurs mandatés par l’ONU sont arrivés ce dimanche, le régime syrien bombarde sans relâche. Pourquoi une telle inaction de l’Occident ? Pourquoi s’être précipité pour intervenir en Libye ? Le philosophe Daniel Salavatore Schiffer s’interroge.

Édité par Louise Pothier   Auteur parrainé par Jean-Marcel Bouguereau

C’est à un massacre d’une incroyable férocité auquel la Syrie de Bachar El-Assad, ce tyran sanguinaire malgré son air policé, s’adonne actuellement, en toute impunité, à l’encontre d’une grande partie de sa population civile. La ville martyre de Homs, dont les quartiers des insurgés ne sont plus qu’un amas de ruines désertées désormais de toute vie humaine, n’en est, hélas, que l’un des plus irréfutables et cruels témoignages matériels.

 

Terreur et barbarie en Syrie

 

D’où, l’incompréhension légitime de la part du commun des mortels, face à cette incroyable inertie, pour ne pas dire lâcheté, dont fait preuve l’Occident en se refusant à intervenir militairement pour mettre enfin un terme à cette barbarie sans nom. D’autant que c’est avec une célérité inversement proportionnelle à cette inaction qu’il manifeste aujourd’hui que ce même Occident, France et Grande-Bretagne en tête, se précipita hier en Libye, alors que les crimes et exactions y étaient pourtant nettement moindres, pour empêcher cet autre fou furieux de Kadhafi de réprimer, dans le sang, tous ces foyers de contestation dont Benghazi était à l’époque l’épicentre.

 

Car c’est cela que prévoyait la résolution 1973, alors votée, le 26 février 2011, par le Conseil de Sécurité des Nations-Unies : instaurer préventivement un espace aérien interdit de tout vol militaire (« no fly zone » dans le jargon diplomatique) afin que l’aviation de Kadhafi ne puisse pas aller bombarder les villes rebelles à son despotique pouvoir.

 

À cette importante différence près, cependant : c’est que ce même Occident, France et Grande-Bretagne en tête toujours, outrepassa largement le cadre strict de cette « mission humanitaire » que l’ONU lui avait ainsi légalement confiée, pour se ranger ouvertement aux côtés des forces rebelles, alors commandées par un obscur « Conseil national de transition » et déclarer une véritable guerre à Kadhafi, qu’il contribua par ailleurs grandement à capturer, le laissant alors à l’obscène vindicte de ceux qui le lynchèrent ensuite, avec l’horreur que l’on sait, à mort.

 

Conséquence ? C’est de cette désastreuse intervention en Libye, de cette illégale guerre que l’Occident y a menée arbitrairement sous le faux couvert et moyennant une inexistante autorisation de l’ONU, que dérive, précisément, cette impuissance politique dans laquelle, par rapport à la Syrie, il est enferré aujourd’hui.

 

C’est par crainte, en effet, de voir se répéter frauduleusement ce malhonnête mais habile scénario – celui consistant à utiliser cyniquement une aide humanitaire décidée en toute bonne foi par l’ONU pour déclencher en réalité une guerre et faire ainsi tomber un régime ennemi – que les alliés historiques, la Russie et la Chine (auxquelles s’ajoutent l’Iran et le Liban du Hezbollah), de cette même Syrie refusent obstinément, désormais, que l’ONU s’en mêle !

 

La double faute de l’Occident

 

D’où ce terrible constat, aux conséquences particulièrement dramatiques sur le plan humain : cette immense tragédie qui voit aujourd’hui la Syrie ainsi mise impunément à feu et à sang, sans que le Conseil de Sécurité des Nations-Unies ne puisse intervenir efficacement à cause des constants vetos de la Russie et de la Chine, c’est aussi la faute, paradoxalement, de certains pays de l’Occident, tels donc la France de Nicolas Sarkozy ou la Grande-Bretagne de David Cameron, qui, en plus de se montrer d’une très coupable frilosité sur ce dossier de la Syrie, firent une guerre absolument illégale en Libye.

 

C’est dire si, dans cet inique engagement à géométrie variable, qui n’est jamais que l’effet le plus visiblement pervers d’un outrancier et d’autant plus injuste « deux poids, deux mesures », l’Occident, et ces deux grandes nations européennes que sont la France et la Grande-Bretagne en particulier, cumulent, au regard des douloureuses questions libyenne et syrienne, les erreurs diplomatiques, qui s’avèrent, en l’occurrence, doubles.

 

Une par excès – une intervention armée aux allures de guerre ; et une par défaut – une inertie politique confinant à l’indifférence. Mais, dans les deux cas, honteuses !

 

Ainsi, comble du paradoxe, est-ce en grande partie, bien que non exclusivement, à cause de cette irresponsabilité de l’Occident en Libye, précisément, que la Syrie paye aujourd’hui, fût-ce indirectement, ce lourd tribut en vies humaines : 10.000 morts, depuis le début de la contestation populaire et la sanglante répression de l’armée syrienne, en un an.

 

Charia et enfer en Libye

 

Et puis il y a, sinon plus grave, peut-être plus déterminant encore, un autre motif à cet évident manque de volonté politique, de la part de ce même Occident, face au massacre perpétré actuellement en Syrie : la peur, une fois Assad renversé, de voir s’y installer au pouvoir, comme dans la Libye de l’après Kadhafi, l’islamisme radical, avec, à sa tête, les encore plus terrifiants suppôts d’Al-Qaïda.

 

Des Libyens se réjouissent de la mort de Kadhafi, le 23/10/11, à Benghazi (TOPSHOTS/AFP PHOTO/ABDULLAH DOMA)

Des Libyens se réjouissent de la mort de Kadhafi, le 23/10/11, à Benghazi (TOPSHOTS/AFP PHOTO/ABDULLAH DOMA)

 

Car qu’est-ce donc que ce nouveau mais très nébuleux « Conseil national syrien », sinon la problématique et bancale copie, jusque dans son appellation même, de ce « Conseil National de Transition » nous promettant aujourd’hui, depuis qu’il est aux commandes de la Libye, la charia et autre fondamentalisme d’un autre âge ?

 

Pis, il faut les voir aujourd’hui parader et se livrer à leur épouvantable besogne, ces fameux rebelles prétendument démocratiques que nous vendaient naguère, pour justifier son engagement guerrier aux côtés de l’armada de Sarkozy, l’inénarrable BHL : plus barbares encore (ce qui n’est pas peu dire !) que les plus féroces des sbires de feu Kadhafi.

 

Ils sont à présent les maîtres sanguinaires, corrompus mais incontestés, de milices puissamment armées (souvent les armes que nous leur avons nous-mêmes fournies !) qui, assoiffées de vengeance tribale et abreuvées de fanatisme religieux, terrorisent des populations entières (surtout les noires et subsahariennes), saccagent et pillent les maisons de leurs anciens rivaux ou nouveaux adversaires. Ils égorgent à tour de bras ceux qui n’obéissent pas à leurs folles lois, enferment leurs prisonniers dans des cages d’animaux qu’ils exhibent fièrement en public, tels autant de trophées de chasse, avant que de les torturer sauvagement, sans le moindre état d’âme, jusqu’à la mort… Le tout en hurlant d’insanes et tonitruants « Allah Akbar » !

 

Et gare à tous ceux qui osent entraver leur impitoyable route : c’est leur tête qu’ils risquent, tout simplement, de se voir décapitées, instantanément, d’un coup de sabre !

 

Quant à ceux qui mettraient en doute la réalité de ces tueries que je dénonce ici, je leur conseille vivement, pour en avoir le cœur net, de se reporter à tous ces nombreux témoignages, dont certains sont plus accablants encore et presqu’inaudibles de par leur effarante atrocité, émanant des quelques chançards ayant pu fuir, ces derniers temps, ce véritable pan d’enfer sur terre qu’est effectivement devenue la Libye post-Kadhafi.

 

Un livre, également, est à lire, d’urgence, pour comprendre en réelle profondeur mais en toute simplicité, fruit d’une rare honnêteté intellectuelle et d’une tout aussi remarquable rigueur morale, ce gigantesque drame. Écrit de surcroît en une langue dans la concision du style n’a d’égale que la précision de la pensée, cet ouvrage extrêmement bien documenté sur le plan factuel, a pour titre « Kadhafi − Vie et mort d’un dictateur » (François Bourin Éditeur, Paris). C’est l’œuvre d’Hélène Bravin : nettement supérieur à tous points de vue, mais surtout au niveau de son objectivité scientifique, à cet hymne à sa propre et seule gloire qu’est « La Guerre sans l’aimer – Journal au cœur du printemps libyen » de ce propagandiste invétéré, en plus de son narcissisme de mauvais aloi, qu’est BHL.

 

Du printemps arabe à l’hiver islamiste

 

Certes, pour en revenir à la Syrie, ne faut-il pas tout confondre : ce pays étant beaucoup plus homogène, sur les plans ethnique et démographique, que la Libye, mosaïque composée d’une multitude de tribus hétérogènes et souvent ennemies, il n’est pas dit, loin de là, que s’y déchaîneraient les mêmes passions destructrices, une même violence gratuite ou une même haine aveugle.

 

Mais, enfin, à voir comment les joyeux « printemps arabes » d’hier sont en train de virer aujourd’hui en de rudes hivers islamistes, à l’inquiétante image de l’Egypte des désormais omnipotents « Frères Musulmans », il paraît à tout le moins légitime, surtout après l’amère et récente leçon libyenne, que l’Occident hésite, et redoute même, à se lancer de nouveau à corps perdu, fût-ce pour déloger un tyran tel que Bachar El-Assad, en une énième guerre : un conflit dont personne, en outre, ne peut prévoir avec certitude l’issue, sinon qu’elle serait très probablement fatale pour l’équilibre précaire de cette turbulente région du globe.

 

Appel des intellectuels : stop au massacre !

 

D’où, pour résoudre cet horrible conflit en Syrie, mettre un terme aux abominables crimes qui s’y commettent quotidiennement et apaiser les indicibles souffrances de ce peuple opprimé depuis trop longtemps, le seul engagement qui vaille aujourd’hui : la pression, encore et toujours, sans trêve ni répit, de l’opinion publique internationale, au premier rang de laquelle devraient se mobiliser davantage, toutes tendances politiques confondues et par-delà tout clivage idéologique, ces éminentes consciences morales que sont censés traditionnellement représenter, de par le monde démocratique, moderne et civilisé, les intellectuels libres.

 

Stop à cet immonde bain de sang, Bachar, où vous êtes en train de vouloir noyer votre propre peuple, désarmé qui plus est : vous aurez un jour à rendre compte de ces milliers de meurtres devant la justice, sinon de Dieu, du moins des hommes !

 

L’hypocrite comédie de l’ONU et l’Occident aux mains sales

 

Mais, à cette heure-même où j’achève la rédaction de cette tribune, j’apprends, ce samedi 14 avril 2012, que le Conseil de Sécurité des Nations-Unies vient de voter à l’unanimité, après moult palabres, atermoiements en tous genres et autant de gesticulations de façade, l’envoi, ô miracle inespéré, de… trente observateurs.

 

Oui : trente misérables observateurs civils, en attendant un maigre contingent de « casques bleus » eux aussi sans armes, destinés à vérifier, sur l’étendue de tout le territoire syrien, le respect du fragile cessez-le-feu mis en place, conformément au plan de paix imaginé par Kofi Annan, entre une population exaspérée et une armée suréquipée, à grands renforts de chars d’assaut et autres missiles hyper sophistiqués, par son allié russe.

 

D’où, consterné plus encore que perplexe, ma très sérieuse question : de qui, sans blague, se moque-t-on en cette indigne, révoltante et hypocrite, comédie, qui n’a apparemment pour seul but que de servir d’alibi pour mieux blanchir les mains sales, comme disait Sartre en une pièce au titre éponyme, de notre bien lâche, en l’occurrence, Occident ?

source: http://leplus.nouvelobs.com/contribution/524804-libye-syrie-pourquoi-ce-deux-poids-deux-mesures-de-l-occident.html