« L’inaction a parfois un coût bien pire que l’action. » – Entretien avec Jean-Pierre Filiu
Entretien avec Jean-Pierre Filiu, Professeur des universités en histoire moyen-orientale à Sciences Po (Paris) après avoir enseigné dans les universités américaines de Columbia (New York) et de Georgetown (Washington). Son dernier ouvrage « Les Arabes, leur destin et le nôtre » (La Découverte) a reçu en octobre 2015 le prix Augustin-Thierry des Rendez- vous de l’Histoire de Blois.
1 – En 2011, en plein Printemps arabe, les manifestations contre le régime de Bachar el- Assad virent au bain de sang puis à la guerre civile. Cinq ans plus tard, le conflit qui oppose l’armée syrienne libre et le régime de Damas dépasse largement les frontières de la Syrie. Le désert syrien est devenu un espace où s’affrontent sunnites et chiites, tenants d’un islam modéré et islamistes fondamentalistes, kurdes et mouvances terroristes. Les avions bombardiers de la coalition internationale dirigée par les Etats-Unis y croisent les avions de combat russes et turcs. Ils ne partagent pas forcément les mêmes cibles, ni les mêmes intérêts. Comment expliquer l’internationalisation d’un conflit initialement local ? L’Union européenne, directement concernée par la menace terroriste qui émane de la région, a-t-elle un rôle à jouer dans le processus politique ? Le cas échéant, de quelle manière ?
J’ai dès 2011 expliqué que le refus de prendre en compte la demande de démocratisation du peuple syrien ne pouvait que conduire à la fois à la militarisation et à l’internationalisation de la crise. Cette internationalisation a été systématiquement recherchée par le régime Assad qui, pour mieux tuer la contestation, voulait transformer une crise intérieure en conflit régional. Il fut en ce sens massivement aidé par l’Iran et la Russie qui, au-delà même de leur soutien inconditionnel au despote syrien, n’ont pas hésité à s’engager directement en Syrie même contre la population insurgée. Les Etats-Unis sont en revanche demeurés passifs et cette passivité a pesé sur l’Union européenne, incapable d’élaborer une politique active à la mesure de cette menace majeure sur la sécurité du continent. Cinq ans de passivité occidentale se paient aujourd’hui en un terrorisme djihadiste et une vague de réfugiés sans précédent. L’Union européenne se concentre désormais, bien tard, sur de tels symptômes au lieu de porter son action sur la cause principale d’un tel désastre, le régime Assad et ses crimes impunis. La solution ne peut être que politique en Syrie et elle ne peut que passer par le départ du dictateur. Chaque jour qui éloigne de cette perspective aggrave la menace terroriste et amplifie le flux de réfugiés.
2 – L’instabilité dans la région a conduit à la mort de près de 250 000 personnes et au déplacement de près de 4 millions de réfugiés. La plupart ont été pris en charge dans les pays limitrophes. La Turquie, qui est le premier pays d’accueil des réfugiés syriens (environ 2 millions de personnes), apparaît comme un pilier régional. Plusieurs accords ont été conclus fin 2015 entre Ankara et Bruxelles pour une meilleure gestion des flux migratoires et de la prise en charge des réfugiés en Turquie. En échange, Ankara a exigé la relance du processus d’adhésion et une aide financière d’environ 3 milliards d’euros. Pourtant, les autorités turques s’adonnent à un jeu trouble en maintenant la porosité de la frontière turco-syrienne pour les nouvelles recrues de l’organisation Etat islamique. Comment qualifier l’attitude de la Turquie ?
Là encore l’Union européenne paie au prix fort sa passivité et ses ambiguïtés. La Turquie est le partenaire indispensable dans la lutte contre le jihadisme et la gestion des réfugiés. Or ce n’est qu’à l’été et à l’automne derniers que, en ordre dispersé, les Européens ont négocié la coopération de la Turquie sur ces deux dossiers en contrepartie de financements colossaux. Plutôt que de se placer ainsi en position de demandeur face à un pouvoir turc engagé dans une guerre totale contre la guérilla séparatiste du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), l’Union européenne aurait dû nouer une relation de confiance avec Ankara dès le début de la crise syrienne en 2011. Elle aurait dû soutenir les demandes turques pour un départ d’Assad, puis pour l’établissement de zones de sécurité en territoire syrien, afin d’y fixer les réfugiés tentés par l’exode. L’Union européenne aurait surtout dû appuyer de manière volontariste le processus de paix entre Ankara et le PKK, processus qui était encore vivace il y a un an. La montée en puissance des chauvinistes turcs, d’une part, et des militaristes kurdes, d’autre part, est un désastre pour l’Europe, car elle amène les premiers à ménager les djihadistes et les seconds à coopérer avec Assad, ce qui amplifie le risque terroriste et les flux de réfugiés.
3 –Le désert irako-syrien s’est transformé en un centre mondial de prolifération du jihadisme. Le Califat proclamé par l’EI attire des candidats au djihad dont de nombreux Européens. Qu’est-ce qui fait, selon vous, « l’attractivité » de cette organisation terroriste auprès de la jeunesse ? Comment y remédier ?
Rappelons d’abord qu’il y aurait trente mille djihadistes étrangers venus du monde entier dans les rangs de Daech, le bien mal-nommé Etat islamique. C’est donc un problème mondial qui concerne au premier chef l’Europe, avec quelque cinq mille djihadistes, mais tout autant la Russie, avec quatre mille russophones au sein de Daech. Fondamentalement, Daech attire parce qu’il semble remporter des victoires sans fin, d’où l’importance de lui porter un coup d’arrêt significatif, qui ne peut à mon avis passer que par la prise de Raqqa, la « capitale » de Daech en Syrie. En outre, Daech a appris des erreurs d’Al-Qaida et est son seul maître, à la différence d’Al-Qaida qui restait soumise au bon vouloir des talibans. Et la Syrie est très accessible du monde entier via la Turquie, à la différence des confins afghano-pakistanais. Enfin, les lieux où Daech se bat en Syrie sont mentionnés dans des prophéties apocalyptiques qui convainquent toute une frange fanatisée qu’elle est train de participer à la bataille de la fin des temps.
4 – Face à la menace terroriste, l’Union européenne a réagi sur le plan interne par un accroissement de la coopération policière et anti-terroriste dans l’espace Schengen. Au-delà, au plan extérieur, peut-on parler d’une « convergence » des Etats membres de l’UE sur la réponse à apporter au terrorisme moyen-oriental ?
Soyons francs : l’Union européenne n’a pas accompli le minimum que l’on était en droit d’attendre d’elle, même après que la France a été frappée en janvier et novembre 2015 de la manière la plus barbare. Les pesanteurs bruxelloises n’expliquent pas tout, il y a malheureusement une incapacité à penser une situation aussi révolutionnaire que celle que traverse le monde arabe depuis 2011. Nous assistons à un effondrement stratégique d’une importance aussi vitale pour la sécurité de l’Europe et son devenir que la chute du mur de Berlin en 1989. Or où sont les moyens mobilisés ? Quelle est la vision d’avenir ? Quelle est la démarche collective ? On les cherche toujours dans une Europe tétanisée par l’agressivité russe et la passivité américaine, sur fond de montée des populismes xénophobes. Tout cela rappelle pourtant à l’historien que je suis les heures les plus sombres de l’histoire de notre continent. Je saisis dès lors chaque occasion pour marteler qu’un tel défi appelle plus d’Europe, à rebours du repli actuel.
5 – L’utilisation d’armes chimiques par le régime d’Assad dans la banlieue de Damas en août 2013 a failli déclencher une intervention militaire sous la triple initiative des Etats-Unis, de la France et du Royaume-Uni. Confrontés à l’hostilité de leur parlement, Washington et Londres ont fait marche arrière. Depuis les attentats du 13 novembre 2015, le régime syrien n’apparaît plus comme l’objectif principal de la politique étrangère de ces trois pays. La coalition internationale mène principalement des opérations de bombardement en direction de l’organisation Etat islamique. Plusieurs représentants diplomatiques comme John Kerry ou Laurent Fabius n’envisagent plus le départ du président syrien comme un préalable à une transition politique. Que pensez-vous de cette évolution ?
La reculade d’août 2013 marque le début de l’envol du recrutement djihadiste. Il ne faut jamais oublier ce lien entre renforcement d’Assad et amplification de la menace terroriste. La non-intervention à la Obama peut sur la durée se payer au moins aussi cher que la sur- intervention de Bush junior, elle-même cause directe de l’implantation djihadiste au cœur du Moyen-Orient, après l’invasion américaine de l’Irak en 2003. Aujourd’hui, la France reste terriblement isolée dans la priorité qu’elle assigne à son combat contre Daech et dans sa conviction que ce combat ne peut être victorieux que dans le cadre d’une transition post-Assad en Syrie. La France, lâchée par son allié américain en août 2013, n’a pas reçu de sa part le soutien qu’elle escomptait après la tragédie de novembre 2015. Raqqa, cœur de la planification terroriste, doit être libérée au plus tôt et les seules forces qui sont en mesure de l’accomplir sont syriennes, révolutionnaires, arabes et sunnites. Elles sont pour l’heure bombardées par la Russie et abandonnées par les Etats-Unis. Là réside, bien plus que dans le destin d’Assad, la question cruciale du moment.
6 – La Russie est le dernier acteur d’importance
à s’être engagé directement sur le terrain et le soutien le plus fort au régime d’Assad avec l’Iran. Les intérêts russes sont à la fois économiques (la Syrie est l’un des principaux débouchés pour ses ventes d’armes) et stratégiques puisque c’est en Syrie que se trouve le port militaire de Tartous, principale base de projection pour l’armée russe au Moyen-Orient. Bien qu’elle affirme vouloir faire reculer l’Etat islamique, il semble que les frappes aériennes russes ciblent les rebelles de l’armée syrienne libre, premier ennemi de Bachar el-Assad. Dans le même temps, les Etats-Unis ont entraîné et financé les mêmes rebelles mais pour combattre prioritairement l’Etat islamique. Voyez-vous dans cette confrontation d’intérêts le symbole d’une nouvelle « Guerre froide » entre l’Est et l’Ouest ?
Poutine se trouve en Syrie dans la situation idéale où il joue la « guerre froide » tout seul depuis 2011, du fait de l’effacement américain. Il ne peut donc que gagner cette parodie de « guerre froide », tout en brodant sur ce registre qui séduit une grande partie de son opinion et paralyse les politiques européens. Ne nous y trompons pas, c’est la reculade américaine en Syrie en août 2013 qui a convaincu Poutine qu’il pouvait annexer la Crimée quelques mois plus tard, alors même que les Occidentaux n’ont jamais considéré ces deux crises comme aussi intimement liées. Le Kremlin est engagé depuis septembre dernier dans une « guerre globale contre la terreur » qui sera aussi désastreuse pour la sécurité européenne que l’a été la « guerre globale contre la terreur » de George W. Bush. Mais une certaine paresse intellectuelle amène à considérer qu’il ne pourrait y avoir qu’un seul « impérialisme », l’américain, alors que la Russie, l’Iran ou même Assad seraient parés des attributs de « l’anti-impérialisme ». Il n’est, je l’espère, pas trop tard pour considérer l’impérialisme russe qui se déchaîne en Syrie comme une menace grave pour la paix de la région et du monde.
7 – Considérant la complexité de la situation actuelle, comment, d’après vous, la situation est-elle susceptible d’évoluer dans les prochains mois, à la fois du point de vue diplomatique mais également sur le terrain ?
Au risque de me répéter, je rappellerai qu’aucune solution n’est possible à la crise syrienne sans le départ d’Assad. La profondeur et l’intensité de l’engagement de la Russie et de l’Iran auprès du despote syrien interdisent d’envisager une telle perspective à court terme. Il faut donc travailler d’urgence au niveau local, plutôt que dans la stratosphère diplomatique. Des cessez-le-feu locaux peuvent être noués, voire des espaces de sécurité relative établis, mais cela passe par l’arrêt inconditionnel des bombardements russes et gouvernementaux.
Une offensive insurgée sur Raqqa pourrait alors se développer à partir d’une région d’Alep pacifiée. L’Europe y gagnerait un affaiblissement de la menace djihadiste et un allègement de la pression migratoire. Mais elle doit se donner les moyens d’un tel renversement de tendance qui lui serait aussi favorable. Sinon, inutile d’être grand clerc pour s’attendre à de nouvelles vagues d’attentats et de réfugiés. L’inaction a parfois un coût bien pire que l’action.