L’intervention russe en Ukraine justifie une réponse des Occidentaux aux cris de détresse des Syriens – par Ignace Leverrier
Plus que tout le monde, les opposants syriens ont aujourd’hui les yeux fixés sur l’Ukraine. Alors que sur ordre du nouveau tsar de toutes les Russies, l’armée russe se prend pour l’armée rouge et intervient en Ukraine « à la demande du peuple de Crimée », ils souhaitent que les Occidentaux, avec à leur tête les Américains, répondent enfin aux appels au secours des Syriens opprimés. Ils doivent abattre le mur de leurs peurs concernant la Syrie et, reprenant à leur compte le slogan des premiers jours de la révolution – « les Occidentaux ne se laissent pas humilier » -, imposer enfin une solution à la crise dans leur pays.
Tout doit être fait pour contraindre le régime syrien à entrer dans des négociations avec l’opposition, auxquelles il ne se pliera qu’après une modification du rapport des forces sur le terrain. Si aucune menace crédible de recours à la coercition n’est brandie… puisque c’est le seul langage que le régime syrien emploie et comprenne, comme on l’a vu après l’attaque chimique sur la Ghouta orientale du 21 août 2013, les mois à venir se caractériseront en Syrie par une dramatique continuité dans tous les domaines. Porté à bout de bras par des parrains extrêmement résolus, il fera ce qu’il sait le mieux. Manœuvrant pour gagner du temps et ne jamais répondre totalement aux demandes de la communauté internationale, et indifférent aux destructions matérielles et aux souffrances humaines qu’il provoque, il continuera de réprimer et de se venger sur les populations. La lutte armée se poursuivra sur l’ensemble du pays. Elle attirera un nombre en hausse de candidats au djihad, pour qui les Syriens comptent moins que la possibilité de jeter en Syrie les bases d’un Etat islamique. Renforcé par l’engagement au côté du pouvoir de milliers de combattants chiites, le caractère confessionnel de la confrontation sera exacerbé par le lancement de la grande « Opération de conquête de la côte » que beaucoup aujourd’hui réclament… et qu’ils justifient par la nécessité de soulager les autres fronts.
Dans le détail, les choses pourraient se présenter ainsi.
Au plan politique, Bachar al-Assad sera candidat aux élections présidentielles. Avec ou sans concurrent, avec ou sans votant, il les remportera haut la main. Dans son discours de prestation de serment, il annoncera des réformes politiques et économiques. Il en justifiera aussitôt le report par la situation sécuritaire. Pour donner l’illusion que « le changement c’est maintenant », il remplacera le gouvernement. Il en confiera la direction à un technocrate n’appartenant pas au Parti Baath. Il portera son choix sur un réformateur libéral qui pourrait être Abdallah al-Dardari, dont la présence à ce poste rassurera les Occidentaux qui le connaissent. Les nouveaux ministres seront eux aussi des technocrates. Ils seront partiellement choisis parmi les cadres des partis politiques autorisés en Syrie depuis fin 2011. Il présentera ce nouveau gouvernement comme un « gouvernement d’union nationale ». Il lui octroiera, sur le papier, des pouvoirs accrus. Il pensera avoir ainsi démontré que les négociations de Genève sont inutiles puisque l’ouverture politique est en marche ou déjà réalisée.
Bachar al-Assad continuera à parler de dialogue et de réconciliation nationale. Mais, comme viennent de le montrer successivement la mort sous la torture du fils de Fayez Sara, l’arrestation d’un frère de Mohammed Sabra et la confiscation des biens des « terroristes de la Coalition nationales »… avec qui ses représentants affectent pourtant de négocier à Genève, il ne relâchera pas les pressions qu’il exerce sur les opposants politiques, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Il intimidera les uns, il emprisonnera les autres et il liquidera les plus gênants, en s’acharnant en priorité sur ceux dont l’image est forte en Occident. Il s’emploiera à les réduire au silence, à faire taire les voix raisonnables, à rendre inaudibles d’autres discours que le sien et, surtout, à se débarrasser de ceux qui, à l’instar du Dr Abdel-Aziz al-Khayyer, pourraient faire partie d’une alternative.
Dans le domaine social, il achètera la fidélité de la « majorité silencieuse ». Il réduira au silence les récriminations des habitants des régions sur lesquels s’étend encore son autorité, en satisfaisant leurs besoins élémentaires. En dépit de l’épuisement des ressources de l’Etat, il garantira aussi longtemps que possible le salaire des fonctionnaires. Il en a besoin pour assurer le fonctionnement des services publics. Ils lui sont aussi indispensables pour faire nombre, avec les enfants des écoles et les membres des syndicats, dans les masîrât, les marches destinées à démontrer que c’est « à la demande du peuple » qu’il présente sa candidature à sa propre succession. Il dédommagera les familles des soldats et autres chabbiha morts à son service. Comme il l’a fait à Soueïda, où les parents de martyrs ont reçu en cadeau une chèvre, il répondra par des compensations matérielles aux plaintes croissantes des familles alaouites. Elles s’inquiètent désormais à haute voix du nombre considérables de leurs membres disparus au combat.
Sur le terrain militaire, il poursuivra les manœuvres qui, pour le moment, lui ont plutôt réussi. Il s’efforcera d’imposer des trêves aux agglomérations assiégées et affamées, qu’il lui suffit de neutraliser ponctuellement une à une pour pouvoir déployer ailleurs, dans la reconquête des villes stratégiques et la défense de la « Syrie utile », les soldats qui commencent à lui faire sérieusement défaut. Ses priorités resteront la sécurisation de la capitale et le contrôle des voies reliant Damas à la région côtière. Il y a accumulé armes et matériels de guerre. Il y a dissimulé ses moyens de défense les plus sophistiqués. Mais il n’envisagera qu’en dernier recours d’y chercher un refuge qu’il sait par avance temporaire et précaire. Il s’emploiera aussi à maintenir continuellement ouverte la liaison routière avec Alep, une ville trop importante pour qu’il renonce à la reconquérir en entier. Il attisera les antagonismes entre groupes armés et il profitera de la mobilisation contre Da’ech – l’Etat islamique d’Irak et du Levant – pour progresser sur différents axes, avec le soutien désormais indispensable des combattants envoyés à son secours par ses alliés libanais, iraniens et russes. Son objectif, à moyen terme, n’est pas la récupération par les armes de la totalité du territoire syrien, mais le nettoyage des poches de rébellion dans les régions sous son contrôle.
Comme il l’a fait avec la résolution 2118, dont il fait traîner en longueur la mise en application, il s’abstiendra de respecter dans leur intégralité les stipulations de la résolution 2139 du Conseil de Sécurité… et de toutes celles qui pourraient suivre. Pour apaiser les inquiétudes de ses partisans, il doit en effet leur démontrer qu’on ne lui impose rien, et que, bien que fermant les yeux sur les interventions répétées de l’armée de l’air israélienne dans son pays, il reste le champion de la mouqâwama(résistance) et de la moumâna’a (refus). Mais il mesurera ses défis et ses provocations pour ne pas se mettre lui-même la tête sur le billot. Il continuera donc par d’autres moyens à terroriser les populations des zones dites « libérées », auxquelles il veut faire comprendre qu’elles n’auront de sécurité qu’en remisant au placard leurs aspirations à la liberté et en se soumettant à son autorité.
Il continuera de soutenir le Parti de l’Union démocratique, le PYD, avatar syrien du PKK, auquel il a fait croire – sans jamais en avoir eu l’intention… bien évidemment – qu’il pourrait lui abandonner la gestion de la partie septentrionale du territoire national. Il l’incitera à préserver la région à la fois des djihadistes et des Occidentaux : les premiers, pour qu’ils ne puissent y établir, non loin de l’Irak, leur califat islamique ; les seconds, pour qu’ils ne parviennent pas à y installer, si l’idée leur en venait, une zone sécurisée ouverte aux réfugiés qu’ils pourraient ultérieurement utiliser comme base de départ pour la conquête du reste de la Syrie.
Il continuera d’encourager les différentes communautés et confessions à se doter de leurs propres milices en leur faisant accroire qu’elles sont menacées et en danger, afin de pouvoir les utiliser comme forces supplétives, ou, à défaut, pour les dresser les unes contre les autres et tirer les marrons du feu.
Il continuera de se conformer aux conseils des Russes, dont le soutien lui est vital dans les secteurs militaire, diplomatique et médiatique, et dont rien n’indique qu’ils aient la moindre intention de changer leur fusil d’épaule.
Il continuera aussi de se conformer aux directives des Iraniens, qui financent son maintien en place en soutenant l’économie de la Syrie et en lui fournissant les hydrocarbures qu’elle ne produit plus. Il tentera cependant de dissimuler ce que beaucoup aujourd’hui tiennent pour une certitude : que la défense de ses intérêts particuliers en Syrie a conduit l’Iran, non seulement à dépêcher dans ce pays des dizaines de milliers de combattants, mais à prendre au moins partiellement les choses en main dans les domaines militaire et sécuritaire.
Préoccupée par cette influence et par l’afflux de combattants chiites, l’Arabie saoudite intensifiera ses livraisons d’armes à l’Armée syrienne libre et à certaines unités islamistes, mais en ajoutant aux matériels traditionnels des armes qui le sont moins, comme les missiles antichars et les missiles sol-air qu’elle vient d’acquérir auprès du Pakistan. Le silence observé par la communauté internationale sur l’implication croissante de l’Iran en Syrie, qui serait la contrepartie de son abandon du nucléaire militaire, n’incitera guère Riyad à se montrer raisonnable dans ce domaine. Une détente entre les deux Etats n’est pas à l’ordre du jour.
L’opposition armée risque de s’épuiser dans la guerre intestine entamée contreDa’ech, et peut-être demain avec le Front de Soutien. Cette « épuration » était sans doute nécessaire mais, quoi qu’il en soit des relations entre cette organisation terroriste et les services syriens de renseignements, elle fait évidemment le jeu du régime. L’Etat islamique d’Irak et du Levant vendra chèrement sa peau. Il restera une menace pour l’Armée libre, pour les autres forces qui le combattent, pour les populations sur lesquelles il exerce son pouvoir obscurantiste, et pour les pays occidentaux, où il séduit par la radicalité de son discours et de son combat des centaines de jeunes musulmans, scandalisés par l’inaction occidentale et en quête d’une cause et d’un engagement.
Si les Amis du peuple syrien persévèrent dans leur attentisme, le scénario le plus probable est donc celui de la perpétuation de la confrontation et de la violence… qui ont déjà fait plusieurs centaines de milliers de victimes. Soutenu de manière indéfectible par ses parrains russe et iranien, qui, eux, savent ce qu’ils veulent et qui y mettent les moyens, Bachar al-Assad poursuivra sa fuite en avant militaire. Il ajoutera des morts aux morts. Il provoquera plus de destructions. Ses succès le renforceront dans son refus de toute solution politique, puisqu’il n’a rien à proposer aux Syriens dans ce domaine.
date : 01/03/2014