L’Iran est prêt à prendre le risque d’instaurer un nouvel Afghanistan en Syrie Par George Samaan

Article  •  Publié sur Souria Houria le 23 juin 2014

In Al-Hayât, 23 juin 2014

traduit de l’arabe par Marcel Charbonnier

Le Premier ministre irakien Nouri Al-Maliki

Le fait que le gouvernement irakien appelle les Etats-Unis et l’Iran à son secours tout en appelant le peuple irakien à former une armée parallèle et en mobilisant ses alliés au sein de la coalition chiite signifie que ce gouvernement est manifestement incapable de faire face aux événements et d’y trouver une solution politique. Quant au fait que ses adversaires sunnites s’abritent sous le drapeau de « Dâ‘esh », il signifie que ceux-ci ne sont pas capables d’affronter Bagdad ni (derrière Bagdad) Téhéran et il traduit leur colère contre la politique de marginalisation et de relégation (d’Al-Maliki) et contre le fait que la communauté internationale ignore délibérément leur situation humiliante. Quant au fait que les forces des « peshmergas » s’emparent de Kirkuk et de districts et de villages contestés dans le centre du pays, il signifie que les Kurdes et leurs alliés ont été incapables de s’entendre politiquement conformément à l’article 140 de la constitution irakienne afin de parvenir à un règlement satisfaisant quant au statut futur de ces régions.

Lorsque les Irakiens appellent de la sorte Washington et Téhéran à la rescousse, ils savent parfaitement que la solution proviendra de ces deux capitales ensemble, et non de l’une ou de l’autre prise isolément. Le président américain Barak Obama, qui s’est montré prêt à une intervention militaire américaine limitée, y a mis la condition que le gouvernement irakien soit représentatif de toutes les composantes de la société irakienne sans aucune exception. Et il n’a pas manqué de faire allusion au fait que les intérêts sunnites n’ont pas été respectés [par le gouvernement de Bagdad] au cours des deux années écoulées. Ce faisant, il déclarait implicitement que le chef du gouvernement irakien devait se démettre, car c’était lui qui était à l’origine du problème. A savoir que ces intérêts ne seront pas assurés par la réélection pour un troisième mandat de M. Al-Maliki qui a mené une vaste campagne guerrière depuis deux ans contre les dirigeants de cette communauté (sunnite) et contre les intérêts de celle-ci. Un consensus existe désormais tant localement qu’internationalement sur la nécessité du départ de M. Al-Maliki en préalable à la recherche d’une solution politique associant les sunnites qui se sont rangés sous la bannière de l’organisation de l’Etat islamique en Irak et en Syrie (Dâ‘esh), ainsi que sous celles d’autres milices armées (bien que dans leur grande majorité ils n’en partagent pas l’idéologie). Le président [iranien] Hasan Rohani, qui s’est déclaré prêt à intervenir en Irak afin d’y protéger les lieux saints chiites, comprend les limites et les dangers inhérents à toute intervention militaire. Mais en contrepartie, cela lui permet d’envoyer un message par lequel il montre qu’il est prêt à se débarrasser [lui aussi] de la cause du problème, en l’occurrence M. Al-Maliki.

  1. Al-Maliki a pris le risque de mettre l’Irak et toute la région à la merci d’une guerre civile de grande ampleur et à la merci du sabre de la scission. Il a réussi à pousser les blocs sunnites dans les bras de « Dâ‘esh », à l’instar du président syrien Bachar al-Assad. Avec lui, comme avec Assad, ça sera donc aussi : « Moi, ou l’Etat islamique ! ». C’est la raison pour laquelle aucune intervention américaine ou iranienne ne parviendra à faire face audit « Etat » (islamique) tant que les populations sunnites urbaines, villageoises et bédouines, ainsi que les institutions (sunnites) sécuritaires et militaires n’auront pas obtenu une alternative satisfaisante et convaincante. Cette alternative est très simple : c’est l’association des sunnites à la gouvernance du pays, leur association sans discrimination et sans volonté de division aux décisions et aux institutions… et aussi au partage d’un certain butin, dans un pays battant tous les records en matière de corruption. C’est-à-dire en faisant en sorte que les sunnites reçoivent la part qui leur revient, dès lors que, depuis la chute du régime de Saddam Hussein, les Irakiens ont opté pour le « partage du butin ». Il est indéniable que le chef de l’ « état de droit » n’est pas digne de confiance, après deux expériences amères intervenues au cours de huit longues années de promesses mensongères. Si les développements auxquels assiste l’Irak ont alarmé le monde entier, ce n’est qu’à partir d’une entente politique rapide entre Washington, Téhéran et nombre de capitales arabes (qui ne sauraient voir d’un bon œil la prise du pouvoir par l’un des deux camps afin de constituer un nouveau gouvernement à Bagdad) que l’on pourra relever ce défi

Les Etats-Unis ont d’ores et déjà entrepris de préparer le terrain du théâtre des opérations. Ils ont envoyé un porte-avions dans le Golfe et ils ont ordonné l’envoi de conseillers militaires en Irak, afin d’y seconder l’armée. Ils ont envoyé le ministre des Affaires étrangères John Kerry en Europe et dans la région afin d’y préparer politiquement le terrain. Mais ne s’accompagnant pas du lancement d’une opération politique, leur intervention militaire ne pourra qu’envoyer un message erroné aux sunnites, ce qui ne pourra que faire empirer la situation et pousser les sunnites à s’en remettre encore davantage aux milices extrémistes (aisi qu’aux milices plus modérées). De la même manière, quelle que soit la forme que prendra l’intervention iranienne (dont apparaissent des prémisses), celle-ci émettra un message analogue. Téhéran n’est peut-être pas prêt, aujourd’hui, sous la pression des événements, à se défaire d’un Al-Maliki qui a rassemblé les forces chiites tant politique que religieuses derrière son appel à faire face au « danger imminent » pesant sur Bagdad et sur les villes du Sud du pays, sachant qu’il est le premier responsable de l’effondrement de l’armée irakienne à Mossoul et dans les autres départements du Nord et de l’Ouest de l’Irak, que cela ait été délibéré ou que cela ait été la conséquence de sa politique discriminatoire.

D’aucuns pensent qu’Al-Maliki a préféré et continue à préférer être le dirigeant d’une grande région chiite, dans le cas cas où il lui serait impossible de recouvrer son pouvoir sur l’ensemble de l’Irak. Mais la question qui se pose à ce sujet est celle-ci : l’Iran acceptera-t-il l’instauration d’une région sunnite s’étendant jusqu’aux frontières occidentales de l’Irak et sur leurs points de passage frontaliers, ce qui ne pourrait que couper la route le reliant à la Syrie, un pays dans lequel il a mis tout son poids et dont il continue à soutenir le régime ? C’est peut-être là un de ces rêves évoquant l’illusion de beaucoup de forces locales, régionales et internationales, selon laquelle l’Iran pourrait en fin de compte se dessaisir de Damas, et même, au besoin, du président Bachar al-Assad. L’on peut craindre que se reproduise la même erreur, d’aucuns étant persuadés que l’Iran pourrait se dessaisir aisément de sa position en Irak, voire, au besoin, d’Al-Maliki !

Personne ne contestera qu’il faille stopper « Dâ‘esh » qui vise l’instauration de son Etat islamique en Syrie et que rien ni personne ne l’empêchera de s’aventurer également en Jordanie, même si celle-ci n’est pas une proie facile. En effet, le Royaume jordanien n’est pas particulièrement disposé à se laisser phagocyter, son régime n’étant pas en danger et ses institutions ne souffrant ni de faiblesse ni de dissensions communautaires. S’ajoute à cela que la stabilité de la Jordanie représente en elle-même un intérêt pour nombre de forces régionales et mondiales qui ne sauraient permettre qu’il soit porté atteinte à ce pays, à son identité et à sa sécurité et que celui-ci devienne un champ libre pour les extrémistes et les djihadistes qui s’efforcent également d’ouvrir un autre front au Liban, avec le retour des attentats à la voiture piégée et des groupes terroristes dans ce pays, sachant que leur progression, à la manière dont celle-ci s’est produite dans les départements septentrionaux et occidentaux de l’Irak ou dans les régions orientales et septentrionales de la Syrie est impossible, au Liban. Les frontières orientales du Liban sont en effet contrôlées par l’armée libanaise. Quant aux positions du Hezbollah, elles se trouvent [désormais] profondément à l’intérieur du territoire syrien. A cela s’ajoute le fait que l’Iran ne saurait permettre l’instauration d’un Etat sunnite s’étendant des faubourgs de Damas aux environs de Bagdad. L’Iran ne peut fermer les yeux sur l’instauration d’une entité hostile entre ces deux capitales [pour l’instant amies] qui aurait pour conséquence le fait qu’il se retrouverait coupé de Beyrouth.

Ceux qui en appellent à faire face à « Dâ‘esh » et tous ceux qui sont concernés par la question irakienne tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Irak sont certains que cette organisation s’est servie du sentiment qu’avaient [à juste titre] les sunnites irakiens d’être marginalisés et exclus comme d’un levier qui lui a permis de s’imposer massivement. Ceux-ci s’en sont en effet remis à l’organisation de l’ « Etat islamique » à la seule fin de tirer profit de sa force et de son expansion. Après que leurs brigades nommées Sahawât l’eurent combattue et pourchassée dans l’espoir que cela leur permettrait de réaliser leurs aspirations et leurs revendications propres, comme le leur avaient promis les Américains et comme Al-Maliki n’en a pas tenu la promesse par la suite. C’est pourquoi il convient de faire un distinguo entre l’ « Etat islamique » et l’ensemble des sunnites irakiens lors de la menée d’une quelconque campagne militaire. Il restera même impossible de mener une campagne de cette nature tant que n’aura pas été réalisée au préalable une entente politique et une véritable réforme dans la structure de l’Etat irakien, une réforme qui satisfasse les sunnites et toutes les autres communautés confessionnelles irakiennes, sachant que certaines des forces s’opposant au chef de l’ainsi nommé « Etat de droit » (Al-Maliki) ne voit pas d’un bon œil la décision qu’a prise le président Obama d’envoyer des conseillers (au nombre de 300, ndt) aider l’armée irakienne, car cela montre que les Américains considèrent que, pour l’instant, cette armée irakienne n’est en réalité pas autre chose que l’« armée d’Al-Maliki ».

A ce sujet, on ne révèlera pas de secret en rappelant que l’Iran a contribué à l’accumulation du mécontentement et de la colère des sunnites. Le fait que certaines forces politiques chargent Téhéran de la responsabilité de l’élimination de plus de quatre-cents universitaires irakiens, le fait que beaucoup d’aviateurs limogés de l’armée de l’air irakienne après la chute de Saddam Hussein se soient réfugiés au Kurdistan, ce à quoi s’ajoutent  des assassinats de personnalités, de cadres et d’anciens gradés de l’armée et le fait que des familles entières aient été chassées, certains districts et certaines villes connaissant une véritable épuration ethnique, ainsi que l’entente entre les Etats-Unis et l’Iran sur le renouvellement du mandat d’Al-Maliki, voici de cela quatre ans et le fait que la communauté internationale ait fermé les yeux sur les persécutions contre les départements septentrionaux et occidentaux de l’Irak ont contribué à ce que la situation devienne ce à quoi nous assistons aujourd’hui dans ces régions du pays. Après tout cela, les forces sunnites d’Irak pourront-elles avoir confiance dans un quelconque règlement les poussant à neutraliser « Dâ‘esh » et à réduire celle-ci, ou bien la seule solution politique possible consistera- t-elle en l’instauration d’un Etat sunnite (comme le souhaite le Premier ministre du Kurdistan indépendant, M. Najirvan Barzani) ?

Naturellement, la menace de foncer vers Bagdad que profère « Dâ‘esh »n’a aucune valeur. Il en est de même de son allusion à son intention d’avancer en direction des mausolées chiites du Sud de l’Irak. Dans la capitale, Bagdad, ainsi qu’à Najaf et à Karbala, les sunnites sont la minorité. Par conséquents, ils ne peuvent fournir de milieu favorable aux hommes armés et aux milices (sunnites), tandis que la majorité chiite ne restera pas les bras croisés. Il en va de même de l’armée irakienne, qui ne pourra retrouver sa confiance en elle que dans des milieux locaux qui soient prêts à la soutenir. S’ajoute à cela le fait que l’Iran ne permettra pas aux groupes radicaux de menacer le régime qu’il a contribué à mettre sur pied. L’Iran a d’ailleurs envoyé par principe des « gardiens de la Révolution » en Irak, comme il en a envoyé en Syrie, afin d’apporter du conseil et un soutien à ses alliés (syriens, libanais et irakiens, ndt). Etant donné qu’il a réussi à protéger la minorité au pouvoir à Damas, il est certain de pouvoir protéger la majorité (chiite, ndt) à Bagdad… Si la situation devait empirer au point d’entraîner l’éclatement des deux pays, l’Iran verrait-il quelque inconvénient à ce que le pays de Shâm (la Syrie, ndt) soit dépecé, si c’est à ce prix qu’il pourra s’assurer d’une domination durable sur l’ensemble du Moyen-Orient arabe ?

L’autre problème qui a été déclenché par la politique suivie par Al-Maliki, c’est l’extension du territoire tenu par les Kurdes jusqu’à Kirkuk et jusqu’à d’autres régions contestées qui auraient dû faire l’objet d’un règlement sous l’empire de l’article 140 de la Constitution irakienne, par une entente politique entre Bagdad et Irbil. Mais la procrastination du dirigeant de l’ainsi dit « Etat de droit » (irakien), puis le déclenchement de sa campagne de pressions sur le Kurdistan et de menaces de lancer une guerre contre cette région et de couper les salaires des fonctionnaires irakiens qui y travaillent sont autant de causes qui ont poussé les dirigeants kurdes à pénétrer dans les régions contestées. Personne de sensé ne saurait imaginer que ces dirigeants consentiront à restituer ces régions au gouvernement central (de Bagdad). Celles-ci risquent bien plutôt de voir la crise qui les affecte continuer à s’aggraver et à se complexifier.

Il ne faut pas non plus oublier le volet syrien de la crise actuelle. Le régime du président Al-Assad a, pour la toute première fois, effectué des raids (aériens) contre des positions de « Dâ‘esh » dans l’est du pays. Certaines informations ont fait état de la prise pour cible de convois de munitions prises par l’ « Etat islamique » dans des arsenaux, des casernes et des bases de l’armée irakienne. Mais, fondamentalement, ce raid n’était peut-être qu’un message politique adressé à toutes les parties concernées par la lutte contre les formations djihadistes qui menacent les intérêts des Etats-Unis et ceux des pays de la région, comme l’a déclaré le président Obama dans sa dernière allocution. Ce message exprime également les craintes qu’un « marché » ne soit conclu entre Washington et Téhéran – un marché dont Damas serait exclu. En effet, il est devenu patent que la guerre contre l’« Etat islamique » en Syrie est devenue plus difficile après que cette organisation eut réussi à occuper un territoire s’étendant depuis l’ouest et le nord de l’Irak jusqu’à l’est et le nord de la Syrie.

Si l’Iran a effectivement le sentiment, aujourd’hui, de détenir les clés de la solution à la fois en Irak, en Syrie et au Liban (et d’aucuns accusent Téhéran, ainsi que Damas, de soutenir en sous-main « Dâ‘esh » et d’avoir réussi à pénétrer cette organisation), le facteur temps exerce une pression impitoyable. Le fait de pousser les sunnites d’Irak et de Syrie sous le drapeau de l’« Etat islamique » leur vaudra tôt ou tard une guerre d’attrition dont ces deux pays risquent d’être incapables de supporter le fardeau…  Cela serait encore davantage le cas si les sunnites,  représentant la majorité dans les [les régions tenues par « Dâ‘esh » dans les] deux pays, réussissaient à faire de leur territoire un nouveau Vietnam du Nord ou un nouvel Afghanistan des « talibans ».

George Samaan

(Al-Hayat, Beyrouth)