L’ombre des camps de la mort plane en Syrie Par Firas Kontar
Comment qualifier autrement que par ce titre une politique délibérée de massacre de masse dans des camps ou des prisons ? Le récent rapport d’Amnesty International sur la prison de Saidnaya, qui risque de ne pas être le dernier, est venu s’ajouter aux nombreux autres rapports et enquêtes, à l’image de celle de l’ONU qui accusait il y a un an le régime de Damas d’ »extermination » de détenus, affirmant que les morts massives de prisonniers étaient le résultat d’une « politique d’Etat ». Devons-nous continuer à nier l’évidence des crimes alors qu’un photographe déserteur, « César », a dévoilé des dizaines de milliers de photos de détenus morts sous la torture dans les centres de détention du régime ?
Il n’est pas question ici de parler de la légitimité de la révolution syrienne, de l’aspiration d’un peuple à la liberté, de démocratie ou de lutte contre la corruption. Il est question aujourd’hui de fermer les portes d’un enfer qu’on pensait définitivement verrouillées en 1945. Est-ce que ces propos sont exagérés ? Non, les témoignages des rescapés, les photos de déserteurs, les récits d’anciens officiers sont sans appel. Autre élément qui a son importance, Alois Bruner, officier de la SS, chef du camp de Drancy et responsable de la déportation de près de 100 000 Juifs grecs, autrichiens et français, a été jusqu’à sa mort dans les années 2000 le consultant sécurité du régime syrien, et vivait sous la protection de ce dernier.
Mesdames et Messieurs les détracteurs du printemps syrien, ayatollahs de l’anti-islam, adeptes conspirationnistes de la « guerre des gazoducs », anti-impérialistes aveuglés par votre rigidité idéologique, il ne peut y avoir de justification à cette effroyable entreprise, comme aucune justification n’a été jugée recevable à Nuremberg. L’injustifiable doit le rester et qu’importe vos analyses biaisées ou votre militantisme haineux. En ces temps difficiles pour les droits humains, dans un contexte où la parole fasciste a été libérée, ou la défense de tortionnaires accusés de crimes contre l’humanité est devenue pour certains de la realpolitik tandis que celle de leur victime de la « bienpensance droit de l’hommiste », nous ne baisserons pas les bras.
Nous ne sommes pas dans le cadre d’une campagne électorale où chacun milite pour son camp. Nous ne sommes pas en train de débattre sur telle ou telle interprétation d’un événement. A l’heure où ces lignes sont écrites, des dizaines de milliers de syriens sont déjà morts dans les prisons du régime syrien. Des dizaines de milliers d’autres agonisent dont deux citoyens franco-syriens avec qui j’ai un lien personnel, Mazen et Patrick Dabbagh.
Et comme la plupart des Syriens, je peux citer d’autres personnes de mon entourage direct disparues dans les geôles du régime syrien :
Oussama Barakeh, médecin de famille, mort sous la torture le 30 septembre 2012. Son crime : avoir soigné des manifestants. Père de deux enfants, il fait partie, comme moi, de la minorité druze que le régime prétend protéger.
Alaa Kontar, mort le 5 juin 2015, et son père Nizar, le 10 novembre 2016. Nizar est mort quelques jours après avoir été relâché par les sbires du régime syrien. Il agonisait, il a été torturé, maltraité et affamé. Il n’y avait aucun espoir. Le régime l’a relâché pour ne pas comptabiliser sa mort dans ses geôles.
Alaa Kontar est mort sous la torture. Révolutionnaire de la première heure, il faisait son service militaire et avait déserté en 2012 parce qu’il refusait de tirer sur les manifestants. Depuis, il était activement recherché. Le régime a arrêté Nizar en 2013, le père d’Alaa, en exigeant la reddition du fils. Alaa s’est rendu en janvier 2014 en espérant la liberté pour son père.
Youssef Khalaf, un ouvrier agricole sans histoire qui travaillait dans l’exploitation de mes parents a lui été enlevé le 23 janvier 2013 par le service de sécurité de l’Armée de l’Air. Nous n’avons eu depuis aucune nouvelle de lui et de sa situation. Son dernier fils est né après son enlèvement et sa femme et ses enfants ont été expulsés. Depuis ils errent sous des tentes de fortunes. Leur crime : être sunnites dans une région à majorité druze. L’objectif du régime en l’arrêtant était de renforcer les sentiments communautaires et la haine entre les Syriens, alimentant ainsi le conflit et l’embrigadement.
Si je me suis permis de parler, une fois n’est pas coutume, de mes amis et connaissances victimes du régime, c’est pour montrer que les Syriens ne sont pas des chiffres, c’est pour lutter contre cette propagande et ce négationnisme qui permet de justifier l’abjecte, et c’est surtout pour permettre de mesurer l’immense tragédie dans laquelle les Syriens sont plongés depuis 6 ans. Je ne suis pas le plus « à plaindre ». Originaire d’un village druze de la province de Swaïda, ma localité a été épargnée, le régime n’y a pas recouru à la guerre massive comme il l’a fait à Homs, Deraa, Douma, Alep, Idlib… Alors imaginez dans quelle situation se trouve la majorité des Syriens si une personne considérée comme relativement épargnée et ayant vécu la plupart de sa vie en France a vu six de ses proches disparaitre ou mourir dans les geôles du régime de Bachar al-Assad.
Un autre élément permet de mesurer l’ampleur du désastre humain. Le centre de documentation des violations à l’encontre des Palestiniens de Syrie a publié les chiffres de l’année 2016. Le nombre de détenus palestiniens dans les geôles du régime syrien est de 12.438, dont de nombreux enfants et femmes. En 2016, le centre a recensé 46 Palestiniens morts en détention. En guise de comparaison, le nombre de Palestiniens détenus par Israël en 2016 est de 7.000, alors que le nombre de Palestiniens réfugiés en Syrie est dix fois inférieur au nombre de Palestiniens des territoires occupés et de Gaza. Depuis le début de la révolution, 520 détenus palestiniens sont morts sous la torture dans les geôles du régime, dont trois ont été identifiés suite à la publication des photos du déserteur César.
Nous pouvons fermer les yeux, nous pouvons continuer à nous rassurer et avoir la conscience tranquille en nous abreuvant de fausses informations tentant à démentir ou à semer le doute sur les faits. Pendant ce temps-là nos semblables agonisent dans de terribles souffrances.
Dans l’état actuel du monde, seul une mobilisation citoyenne forte obligera les différents Etats acteurs du conflit à exiger la libération des détenus. Notre silence et indifférence prolongera l’agonie des Syriens comme durant ces 6 dernières années. Et il est fort à craindre que l’émotion soulevée par le rapport d’Amnesty comme pour les précédents finira par retomber jusqu’au suivant.
Firas Kontar
Pétitions :
Mettons fin aux stratégies de violences sexuelles contre les enfants en Syrie