Lumières sur le chaos syrien – par Julien Crétois
Alors que la situation en Syrie est souvent présentée comme si chaotique qu’on ne saurait même plus l’expliquer, plusieurs livres permettent d’en saisir les enjeux. Le recueil d’articles précis, détaillés et vifs de Yassin Al-Haj Saleh en est un bon exemple (1). L’auteur, né en 1961, a passé seize ans dans les prisons syriennes sous Hafez Al-Assad pour appartenance au Parti communiste, et vit aujourd’hui en Turquie, après avoir gagné la clandestinité pendant le soulèvement. Il pose sur le processus en cours le regard d’un militant. Le premier texte (2011), « La révolution des gens ordinaires », célèbre « une insurrection contre soi et une révolution contre ce qui est », dans une tonalité optimiste. Plus tard, il va décrire avec des accents bien plus sombres l’origine et le rôle des chabiha (miliciens), qui représentent selon lui « l’inconscient du régime » et dont la grossièreté serait un moyen de briser symboliquement la dignité dont les manifestants se sont réclamés au premier jour. Un des traducteurs de ces articles, Ziad Majed, éditorialiste et chercheur, a quant à lui signé dans la même collection (« Sindbad »), dirigée par le Syrien Farouk Mardam-Bey, un texte emporté, allant de l’apologie de l’insurrection à la dénonciation des puissances étrangères et offrant une série d’arguments opposés aux propos de ceux qui peignent le régime syrien en héraut de l’anti-impérialisme ou en défenseur de la laïcité (2).
À côté de ces ouvrages militants, les travaux des chercheurs ne sont pas en reste. Un premier livre collectif paru en 2013 (3) avait abordé les raisons démographiques et économiques de la colère, entre exode rural et désengagement de l’État social (Samir Aïta), tandis que Nicolas Dot-Pouillard, lui, sondait l’impact de la crise sur les gauches dans le monde arabe. Plus récente, une enquête de terrain commencée avec le soulèvement et nourrie par de nombreux entretiens permet d’analyser des thématiques inédites (4) : la création de nouveaux marchés régionaux, la naissance d’institutions et la mise en place de systèmes de taxes par les rebelles, ou encore les usages du « capital social révolutionnaire ». Dans cette publication parfois ardue (les auteurs s’attardant sur des questions de méthodologie), ce sont les engrenages en cours qui sont traités plus que les raisons initiales du soulèvement.
Ces essais, pour divers qu’ils soient, ont des vertus semblables. Tout en éclairant la dynamique confessionnelle, ils rappellent avec clarté que le conflit n’est pas sous-tendu uniquement par le fait religieux. Tandis que Al-Haj Saleh revient ainsi sur les sources sociales de la confessionnalisation de la société, les chercheurs examinent le rôle des étrangers dans les groupes islamistes, la remise en question de l’autorité des oulémas sunnites par la révolution, les différences entre les mouvements salafistes ou encore les usages très pragmatiques d’un discours religieux qui peut être autant une simple réponse à l’omniprésence de la mort qu’un moyen d’attirer des financements étrangers.
(1) Yassin Al-Haj Saleh, La Question syrienne, Actes Sud, Arles, 2016, 240 pages, 22 euros. Cf. aussi Récits d’une Syrie oubliée. Sortir la mémoire des prisons, Les Prairies ordinaires, Paris, 2015.
(2) Ziad Majed, Syrie. La révolution orpheline, Actes Sud, Arles, 2014, 176 pages, 19,80 euros.
(3) François Burgat et Bruno Paoli (sous la dir. de), Pas de printemps pour la Syrie, La Découverte, Paris, 2013, 240 pages, 23 euros.
(4) Adam Baczko, Gilles Dorronsoro et Arthur Quesnay, Syrie. Anatomie d’une guerre civile, CNRS Éditions, Paris, 2016, 416 pages, 25 euros.