Maintenant, on sait – Jean-Pierre Filiu
L’Occident ne peut plus nier le recours aux armes chimiques par le gouvernement syrien
JEAN-PIERRE FILIU Professeur des universités à Sciences po (Paris), l’auteur a écrit Le Nouveau Moyen- Orient (Fayard-Hachette), qui sera en librairie au Canada le 15 février.
En Syrie, personne ne pourra oser dire qu’il ne savait pas. Nous som- mes saturés d’informations précises et détaillées sur les crimes en cours, mais nos dirigeants ont décidé consciem- ment ou tacitement de ne pas en tirer toutes les conséquences. Et comme l’opinion, même la mieux intention- née, a le plus grand mal à s’y retrouver dans ce déluge macabre de sinistres bilans, la résultante de ce grand trou- ble est la passivité internationale face à un des scandales de ce temps.
Mon premier séjour en Syrie remonte à 1980. Historien et arabi- sant, j’ai vécu de longues années dans
ce pays, que j’ai parcouru en tous sens et que j’ai visité régulièrement. Observateur attentif des protestations dans le monde arabe, j’ai suivi jour après jour la révolution syrienne, dans ses dimensions pacifique, puis mili- taire. Et je peux affirmer qu’aucune contestation ne s’est donnée à voir sur
Je suis demeuré sans voix quand des dirigeants occidentaux ont cru bon de nier la réalité de ces crimes.
ce plan, contrainte qu’elle était d’orga- niser son information alternative, face aux coups méthodiquement portés par le régime à toute couverture médiati- que indépendante.
J’en suis venu à recevoir des dizai- nes de documents bruts chaque jour, source irremplaçable et exception- nelle, à condition de savoir décrypter et mettre en perspective une telle masse de données. Ces images sont souvent insoutenables et je me suis bien gardé, par exemple, de diffuser les enregistrements atroces des char- niers découverts à Daraya lorsque, en août dernier, j’ai dénoncé les massa- cres perpétrés par les nervis d’Assad dans cette banlieue de Damas. J’ai aussi recueilli très tôt les preuves irréfutables d’exactions répétées de la guérilla syrienne, que j’ai d’emblée stigmatisées comme des crimes de guerre.
À la veille de Noël, j’ai ainsi reçu ces deux vidéos de victimes civiles de gaz incapacitant, dans le quartier rebelle de Bayyada, à Homs. Je ne les ai pas plus retransmises que des docu- ments antérieurs, tous d’une extrême brutalité. Les Syriens eux-mêmes n’y voyaient qu’une escalade de plus dans l’horreur, après les tueries à l’arme blanche, le bombardement d’écoles et d’hôpitaux, le pilonnage des files d’attente devant les boulangeries.
Lorsque Le Monde a, le 19 janvier, confirmé cet usage d’armes chimiques, sur la foi des services de renseigne- ments occidentaux, j’avoue ne pas avoir été surpris. Je suis en revanche demeuré sans voix quand des diri- geants de ces mêmes pays ont cru bon de nier la réalité de ces crimes. Personne ne peut pourtant plus dire à propos de la Syrie: je ne savais pas.
Source : LA PRESSE MONTRÉAL VENDREDI 25 JANVIER 2013