Mais où est donc passé le vice-président syrien Farouq Al Chareh ? – par Ignace Leverrier
Prenant son courage à deux mains et son texte dans l’autre, comme jadis M. Dumollet en vacances sur le Mont Blanc, Bachar Al Assad s’est rendu, dimanche 3 mai, à l’Assemblée du Peuple. Avec dix jours de retard sur le programme prévu, il a infligé aux anciens et aux nouveaux élus l’un de ces discours à la rhétorique insipide dont lui seul a le secret. Il ne s’est pas écarté de ce qui constitue depuis le début de la contestatation populaire son unique clef d’explication : un complot extérieur à l’origine d’opérations terroristes.
Si la teneur de ses propos ne mérite pas que l’on s’y arrête, d’autres éléments formels entourant sa prestation l’exigent davantage. On aura tout d’abord noté que, soucieux de mettre un terme aux démonstrations d’enthousiasme plus ou moins spontané pour sa personne, ses propos, ses idées, sa vie et son oeuvre, au cours desquelles certains « représentants du peuple élus par les moukhabarat » faisaient assaut de jactance, les ordonnateurs de la cérémonie avaient demandé à l’assistance de se contenter d’applaudissements de bon aloi, plus conformes aux us et coutumes d’une démocratie, même populaire. Et ce en dépit du plaisir que le chef de l’Etat prenait à ces expressions de flagornerie dignes de l’époque de la jâhiliya, même lorsqu’elles intervenaient au cours d’une séance dont il n’est pas superflu de rappeler qu’elle avait été convoquée pour évoquer le drame de Daraa…
Surtout, il n’aura échappé à personne que le chef de l’Etat s’était fait accompagner de la vice-présidente de la République Najah Al Attar. La présence à une telle fête de l’inamovible ministre de la Culture de Hafez Al Assad, promue par Bachar en mars 2006, n’était pas incongrue. Mais elle soulignait de manière criante une absence, celle de l’autre vice-président de la République, Farouq Al Chareh. Nommé avant son ancienne consoeur, celui qui avait été ministre des Affaires étrangères durant 22 ans avant d’accéder, en février 2006, à son poste actuel, occupe une fonction qui le place avant elle en termes protocolaires : il est en charge des Affaires étrangères et des médias, tandis qu’elle ne gère « que » les dossiers de la Culture et de la question féminine.
Si la place de Najah Al Attar était au premier rang des supporteurs du chef de l’Etat, celle de Farouq Al Chareh l’était donc au moins autant. Et puisqu’il n’était pas en déplacement à l’extérieur du pays, où les responsables syriens sont désormais peu nombreux à se rendre, en raison des sanctions extérieures et du fait des restrictions imposées à ses propres dignitaires par un régime obnubilé par les défections, il aurait été normal de le voir siéger lui aussi au côté de Bachar Al Assad.
Le protocole syrien étant régi par des règles non écrites qui s’apparentent par bien des aspects à celles de l’ancienne kremlinologie, on émettra l’hypothèse que l’occultation de Farouq Al Chareh, une décision sur laquelle il n’a – si l’on peut dire – aucun droit de regard, traduit un désagrément certain des détenteurs du « pouvoir réel » vis-à-vis de cette figure éminente du « pouvoir apparent ». Son tort, en cette période troublée et incertaine, est de rester relativement populaire, de bénéficier – ce qui est rare en Syrie parmi les responsables – d’une réputation d’homme honnête et d’apparaître aux yeux de beaucoup comme un possible recours. Une alternative totalement irrecevable, non seulement pour Bachar Al Assad, mais pour l’ensemble de la « famille » au pouvoir.
Certains se souviennent que, à la fin du mois de mars 2011, avant que le traitement de la crise ait pris la forme éradicatrice qui le caractérise aujourd’hui, et alors que l’objectif du chef de l’Etat et des décideurs se limitait à réédifier autour de la population le mur de la peur en voie de démantèlement, Farouq Al Chareh avait fait entendre sa différence. De retour de son village natal de Sanamaïn, où la répression avait fait 23 morts, une semaine après le déclenchement du mouvement dans la ville voisine de Daraa, il avait protesté contre la brutalité des forces de protection du régime. Mal lui en avait pris. Une intervention de Maher Al Assad, furieux d’entendre cet employé de la famille élever la voix contre son frère, l’avait conduit à l’hôpital. Il n’avait pas été blessé, mais simplement choqué par la balle de revolver que Maher lui avait tiré dans les pieds.
Dans la logique qui prévaut à la tête du régime en place en Syrie, la colère de Farouq Al Chareh était mal venue. Pour les responsables syriens, toute personne ayant bénéficié d’une désignation dans le Parti, au gouvernement ou dans l’appareil d’Etat, est tenue responsable de ceux qui sont considérés comme sa « base populaire naturelle ». Qu’elle le veuille ou pas, en acceptant sa promotion, elle doit assumer une double mission : représenter cette base au sein des instances et garantir la loyauté au régime de cette même base.
C’est cette logique que l’on a vue à l’oeuvre quand la ville de Rastan, qui compte parmi ses habitants une proportion de militaires, soldats et officiers, sans commune mesure avec sa taille modeste, est entrée dans le mouvement de contestation. Les manifestants n’y réclamaient pas la chute du régime, mais, comme partout ailleurs à ce moment-là, un peu plus de considération et de respect de la part des moukhabarat. Sans surprise, c’est aux membres militaires de la famille Tlass, qui en est originaire, le père Moustapha, ancien ministre de la Défense, et le fils cadet Manaf, général dans la Garde républicaine, que le régime a confié le soin d’apaiser leurs concitoyens. Un accord a été trouvé entre les deux parties : aussi longtemps qu’elles resteraient pacifiques et sous contrôle, les manifestations organisées dans cette ville acquise au pouvoir ne seraient pas réprimées. Mais l’engagement n’ayant pas été respecté par les forces de sécurité, sans qu’on sache précisément auprès de qui elles prenaient leurs ordres, les Tlass père et fils en ont été tenus responsables. Ils sont aujourd’hui l’un et l’autre sur la touche.
Dans son édition datée du 28 mai, soit moins d’une semaine avant l’intervention de Bachar Al Assad devant l’Assemblée du Peuple, le quotidien libanais Al Safir, rappelait que « les pays du Golfe ont plusieurs fois proposé aux Russes une « solution à la yéménite », qui consisterait pour Bachar Al Assad à céder sa place à son premier vice-président, Farouq Al Chareh, pour une période intérimaire ». Il indiquait également que, si cette solution avait été repoussée par Moscou, Damas avait purement et simplement refusé de l’examiner.
On comprend dans ces conditions que Bachar Al Assad, qui considère qu’il n’y a pas de solution politique à la crise sans son maintien et son renforcement au pouvoir, ait placé de nouveau Farouq Al Chareh en quarantaine ou lui ait imposé une grande discrétion. Il y a quelques jours, lorsque Kofi Annan de passage à Damas a demandé à s’entretenir avec le vice-président, il n’a pas essuyé de refus. Dire « non », en Syrie comme dans la majorité des pays arabes, est considéré comme une marque d’impolitesse. Mais il n’a pas non plus obtenu satisfaction…
Les amis de Farouq Al Chareh craignent que, même si c’est pour le bien du pays, le bruit entretenu autour de sa personne ait pour lui des résultats fâcheux : un accident de voiture, un empoisonnement alimentaire – c’est à la mode -, voire un suicide de deux ou trois balles dans la tête. Comme le disent les Syriens qui ont un très beau proverbe pour cela, ceux qui auraient tenu le volan, la fiole ou le pistolet, convaincus que le bien de la Syrie ne peut passer que par eux et non par lui, seraient alors les premiers à se presser à son enterrement.