Manifester en Syrie, c’est risquer sa vie – Marie Simon
Face aux manifestants, le régime syrien répond par la répression et divise les communautés pour mieux régner, alors que l’ONU débat d’une possible condamnation. le point sur la situation avec Bassma Kodmani, chercheuse associée au CERI (Sciences-Po) et directrice de l’Initiative Arabe de Réforme.
Un projet de condamnation de la répression en Syrie est débattu à l’ONU, près de trois mois après le début des violences. Pourquoi une réaction si tardive de la part de la communauté internationale, qui utilise d’ailleurs des termes prudents?
Si le ton reste prudent, c’est sans doute pour obtenir l’abstention de la Russie qui pourrait imposer son veto au Conseil de sécurité. [Moscou et Pékin ont fait connaître leur opposition à ce texte, cette semaine, ndlr]. Car les membres de la communauté internationale sont divisés sur le degré de condamnation, étant donné le caractère stratégique du régime syrien pour la stabilité régionale. Il est difficile de dire « Finissons-en avec Assad » alors que quarante années d’un régime dur, le plus dur de la région après celui de Saddam Hussein en Irak, ont défiguré la société syrienne, décimé toute alternative organisée, et que des débordements extérieurs pourraient avoir lieu au Liban, en Israël ou en Iran.
Une résolution onusienne ouvrirait-elle la voie à une intervention armée, comme dans le cas libyen, et comme que le redoutent des pays comme la Russie ou le Brésil?
Pour moi l’enjeu de cette résolution n’est pas là. Ce texte pourrait élever le niveau de pression sur le pouvoir syrien dans un autre domaine: la justice internationale. En effet, la Cour pénale internationale peut enquêter sur les crimes présumés mais ne peut pas poursuivre le régime actuellement, car la Syrie n’est pas signataire du statut de Rome, le traité fondateur de la CPI. Une résolution de l’ONU pourrait, me semble-t-il, représenter un feu vert.
Cette pression supplémentaire sur le régime de Bachar el-Assad est-elle susceptible de le faire évoluer?
Elle risque d’être peu efficace. En revanche, elle permet d’apporter un soutien à la révolte et d’en conserver le caractère pacifique, en montrant aux manifestants que leurs sacrifices ne sont pas inutiles.
La mobilisation s’émousse-t-elle ou ces manifestants sont-ils galvanisés, face à la répression sanglante utilisée par le régime?
Un effet boule de neige est difficile à obtenir car le prix en serait trop élevé. En Egypte, les protestataires descendaient dans la rue avec femme et enfants. Ici, manifester, c’est risquer sa vie. Il ne reste que les plus déterminés, souvent des jeunes qui n’ont pas de famille à leur charge.
Une solution pacifique pourrait venir des Alaouites
Si trente villes se soulevaient en même temps, si 200 000 personnes se rassemblaient dans chaque ville, Damas n’aurait plus les moyens de riposter aussi brutalement qu’aujourd’hui. Mais le niveau de terreur écrase toute possibilité de mobiliser d’autres forces sur des revendications sociales. Et empêche pour le moment le mouvement d’atteindre la masse critique qui rendra la répression inopérante.
Quel élément pourrait faire basculer la situation?
La communauté alaouite tient peut-être la clé d’une solution pacifique. Pas en termes d’effectifs, cette fois, mais en terme de centre de pouvoir, car elle contrôle l’appareil sécuritaire et constitue le socle du régime. Mais si elle s’aperçoit que le pouvoir perd le contrôle, elle calculera son intérêt. Peut-être renoncera-t-elle à soutenir les familles Assad et Makhlouf pour rejoindre le mouvement, éviter le désastre et se retrouver du bon côté. Elle pourrait en quelque sorte jouer le rôle qu’a jouél’armée en Egypte en choisissant de sauver l’Etat plutôt que le régime, et en se portant garante de la nation en attendant qu’une alternative politique s’organise.
Un manifestant brûle un portrait du président Bachar el-Assad, devant le consultat de Syrie à Istanbul. De nombreux réfugiés syriens cherchent à atteindre le territoire turc.
REUTERS/Osman Orsal
Qu’en est-il justement de l’opposition qui tente de s’organiser en Turquie. Peut-elle peser?
Ces factions sont multiples: des laïcs, des libéraux, des hommes de gauche, des communistes, d’anciens Baasistes, des Frères musulmans eux-mêmes divisés entre eux… Il faut qu’elles s’organisent après avoir été décimées par le pouvoir pendant quarante ans. Mais cette opposition extérieure est faiblement représentative, aux yeux des manifestants qui, de l’intérieur, tentent aussi de s’organiser un minimum. Les coordinations locales commencent seulement à se coiffer d’une formation nationale et à diffuser des communiqués uniques.
Des mutineries et des défections pourraient-elles affaiblir Damas?
Plus la brutalité augmente, plus des tensions apparaissent dans le bras armé. Combien de temps les soldats et les généraux vont-ils accepter d’obéir à l’ordre de tirer puis d’être arrêtés et condamnés… pour avoir obéi à l’ordre de tirer?
La base de pouvoir se rétrécit: le régime a écarté les moins durs qui prônaient le dialogue
Des signes annoncent des dissensions [comme dans le secteur de Jisr Al-Choughour, dans le nord-ouest du paysces derniers jours, où l’armée syrienne lance l’assaut ce vendredi, ndlr]. Et à Damas, la base de pouvoir se rétrécit parce que les deux familles Assad et Makhlouf et leurs fidèles les plus proches écartent les plus « mous » et ceux qui prônent le dialogue. Des rivalités existent entre les « durs » qui restent, mais ce groupe restreint semble bien solidaire.
Outre la répression, quelle est la stratégie de ce régime resserré sur ses éléments les plus durs, face à la contestation?
La même stratégie que depuis quarante ans: il monte les communautés les unes contre les autres et il convainc les alaouites qu’ils sont menacés par les autres groupes. Damas tente aussi de neutraliser les Kurdes en leur proposant des arrangements afin qu’ils sortent du mouvement. Ou bien fait pression sur les patriarches chrétiens pour qu’ils prennent la parole en sa faveur.
La menace d’implosion brandie par le régime pour se maintenir fonctionne-t-elle?
Les communautés sont conscientes du jeu que joue le pouvoir. Les liens que certains chefs de communauté tentent de tisser entre eux sont d’ailleurs strictement interdits. Tous ceux qui essaient de nouer un tel dialogue sont surveillés ou mis en prison! Mais il existe un passif entre les communautés, un vrai ressentiment après des massacres commis dans les années 1980. Et le degré d’immunité d’une société dans laquelle un tel venin a été injecté n’est certainement pas infini.
Source : L’EXPRESSE
Date : 15/6/2011
http://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-orient/manifester-en-syrie-c-est-risquer-sa-vie_1001044.html