Mazen et Patrick, deux Franco-Syriens torturés à mort dans les geôles syriennes
Mazen et Patrick, deux Franco-Syriens torturés à mort dans les geôles syriennes
21 NOVEMBRE 2018 PAR JEAN-PIERRE PERRIN
Trois mandats d’arrêt internationaux viennent d’être émis contre des proches de Bachar al-Assad, responsables de la détention en 2013 et de l’assassinat de l’ancien conseiller pédagogique du lycée français de Damas et de son fils.
Des huit grands services de sécurité syriens, le plus cruel et le plus puissant, c’est Idarat Al-Moukhabarat Al-Jawiyya, l’agence de renseignement de l’armée de l’air qui fut fondée par le défunt président Hafez al-Assad en personne. Ce 3 novembre 2013, vers 23 heures, ce sont des hommes de cet organe qui font irruption dans la maison de la famille Dabbagh, dans le quartier de Mezzeh, à Damas. Ils sont venus en nombre : une bonne dizaine. Ils viennent chercher Patrick, 19 ans, un étudiant en seconde année de lettres. À ses parents, ils disent simplement de ne pas s’inquiéter et qu’il reviendra vite. Ils s’emparent du téléphone portable, de l’ordinateur et des clés USB du jeune homme.
Peut-être que la famille Dabbagh n’a pas encore saisi la gravité de la situation. Elle s’accroche au « ce n’est pas grave » lancé par l’un des policiers et à la promesse que Patrick serait libéré rapidement. De plus, toute la famille a la double nationalité, syrienne et française, ou seulement française, comme la mère de Patrick. Mazen Dabbagh, le père, âgé alors de 54 ans, est notoirement connu dans les milieux diplomatiques de la capitale syrienne. Il a été pendant vingt-cinq ans le conseiller pédagogique du lycée français de Damas. Ceux qui sont passés par cet établissement soulignent son extrême gentillesse et son souci d’aider les autres.
Mazen et Patrick Dabbagh, peu de temps avant leur arrestation. © DR
Le lendemain, le 4 novembre, toujours un peu avant minuit, les hommes de Idarat Al-Moukhabarat Al-Jawiyya sont de retour. Cette fois, ils viennent arrêter le père du jeune homme. Le ton est différent de la veille. « Tu as mal élevé ton fils. On va t’apprendre comment faire », lui lancent-ils. « Je l’ai très bien élevé », rétorque-t-il. « Habille-toi », lui intiment-ils ensuite. Refus. Mazen Dabbagh semble déjà avoir compris ce qui l’attend – « Ce n’est pas la peine », leur répond-il. Ils l’emmèneront vêtu de sa seule djellaba et de ses chaussons. Sur le chemin de l’aéroport militaire de Mezzeh, où est installé le cœur des services secrets de l’armée de l’air et l’un des pires centres de détention du système carcéral syrien, les policiers s’arrêtent ici et là pour rafler d’autres personnes inscrites sur leurs listes. C’est grâce à l’une d’elles, relâchée plus tard, que l’on aura quelques informations sur le début de la détention de Mazen Dabbagh.
Il est environ une heure du matin quand le petit groupe arrive dans le centre de Mezzeh. Les personnes appréhendées sont alignées face à un mur et contraintes de rester debout, immobiles, en faisant silence et en gardant la tête baissée. Ils resteront douze heures d’affilée dans cette position. À 14 heures, des policiers font entrer Patrick qui, toujours selon le même témoin, présente « des signes de tortures ». « T’en fais pas, Papa. Tout va bien », dit-il. Cinq ou dix minutes plus tard, le père et son fils sont séparés.
Mazen Dabbbagh est ensuite emmené vers une cellule. Il a donné ses savates à un compagnon d’infortune qui est pieds nus. Lorsqu’il est poussé dans la pièce, totalement surpeuplée, on l’entend crier : « J’étouffe, j’étouffe. Sortez-moi d’ici. » Ce seront les derniers mots que le témoin rapportera.
À Damas, la femme de Mazen laisse passer quelques jours avant d’appeler le frère de celui-ci, Obeida, un ingénieur de 65 ans qui demeure dans la banlieue parisienne. Elle pense que la détention de son mari et de son fils sera de courte durée. Elle ignore d’ailleurs ce qui leur est reproché. Une fois informé, le 11 novembre 2013, Obeida contacte aussitôt le proviseur du lycée de Damas, qui refuse de s’impliquer, et la cellule de crise du ministère des affaires étrangères en insistant sur le fait qu’il a la nationalité française. Plus tard, il s’adressera à la présidence de la République en faisant valoir que Mazen « participe au rayonnement de la France ». Au total, ce sont des dizaines de lettres qu’il enverra, à l’Élysée, à Matignon, à des députés et des sénateurs, parfois sans obtenir de réponse, en particulier des hommes politiques très proches de la dictature syrienne comme l’ancien ministre des transports Thierry Mariani.
Par l’intermédiaire de Haytham Manna, un opposant syrien réfugié à Paris et qui a ses entrées à Moscou, Mikhaïl Bogdanov, le représentant spécial du président de la Fédération de Russie pour le Proche-Orient, est aussi approché. Federica Mogherini, en charge de la diplomatie européenne, fait mine un temps de s’intéresser au dossier. La Croix-Rouge est également alertée. Les quatre parlementaires français, qui se rendront en février 2015 à Damas où trois d’entre eux rencontreront Bachar al-Assad, sont bien sûr sollicités. Il n’y a guère que le député socialiste Gérard Bapt, président du groupe d’amitié France-Syrie, qui affirmera avoir fait des recherches, lesquelles n’ont donné aucun résultat.
La fermeture de l’ambassade de France en Syrie ne facilite pas les démarches. C’est la représentation roumaine qui veille sur les intérêts français et elle ne sera d’aucune utilité. Pas davantage l’ambassade de France à Beyrouth. Pourtant, la famille Dabbagh continue d’espérer. « On se disait que la nationalité française de mon frère et de mon neveu les protégeait et que le régime syrien pourrait les utiliser comme otages contre la France », indique Obeida.
À Damas, rien ne filtre sur la détention des deux hommes. Si un parent ou un ami cherche à obtenir des nouvelles, il est aussitôt menacé : « Ne vous mêlez pas de cette affaire, sinon vous aurez des problèmes. » Impossible de savoir ce qui leur est reproché. La seule information obtenue est que les services de sécurité de l’air auraient trouvé dans le téléphone de Patrick le numéro d’un activiste de la Ghouta orientale (dans la banlieue de Damas).
Début 2015, un lieutenant d’Abdel Salam Mahmoud, le chef du service des enquêtes au centre de Mezzeh, extorque 15 000 dollars à la famille de la femme de Mazen en prétextant qu’il va s’employer à leur libération. Plus tard, un prétendu ami et ancien membre des services secrets essayera à son tour, mais en vain, d’escroquer 30 000 euros pour chacun des deux détenus avec des promesses équivalentes. La seule information fiable que la famille obtiendra, c’est leur transfert de Mezzeh à Sednaya, un centre pénitentiaire situé non loin de Damas et qualifié « d’abattoir humain » par Amnesty International, qui y a recensé la pendaison de 5 000 détenus entre 2011 et 2015.
En septembre 2015, c’est la publication du rapport Caesar, du surnom donné à ce photographe de la police militaire qui a réussi à s’enfuir de Syrie avec 55 000 clichés de quelque 11 000 détenus torturés à mort. L’espoir, qui avait chuté, renaît quelque peu dans la famille Dabbagh : ni Mazen ni Patrick Dabbagh ne figurent parmi les photos. Mais il sera de courte durée. Dans le cadre des accords d’Astana entre la Russie et l’Iran, alliés de Bachar al-Assad, et la Turquie, Moscou a imposé à Damas qu’il publie les noms des détenus morts dans les prisons syriennes. En juillet 2018, une liste de 8 000 noms est diffusée. Obeida Dabbagh y découvre les noms de son frère et de son neveu. Il est désormais officiel que les deux Franco-Syriens sont morts pendant leur détention. Sur l’acte de décès que la famille obtiendra, la cause de leurs décès n’est pas indiquée. Ils sont morts respectivement le 21 janvier 2016 et le 25 décembre 2017, des dates qui sont probablement fausses.