Méditerranée / La révolte des jeunes en Syrie – Sham Al Mallah

Article  •  Publié sur Souria Houria le 1 juillet 2011

Les analyses sur les causes profondes de la colère des Syriens restent rares . L’isolement politique et les nombreux obstacles auxquels font face les journalistes depuis les années 1970 expliquent en partie ce black-out. Vue de l’extérieur, la révolte syrienne est difficile à appréhender. Si les informations et les images qui transitent par les réseaux sociaux permettent de se faire une idée de la dynamique des mouvements en cours et de la répression féroce qui s’abat sur les Syriens qui y prennent part, les analyses sur les causes profondes de la colère des Syriens restent rares . L’isolement politique et les nombreux obstacles auxquels font face les journalistes depuis les années 1970 expliquent en partie ce black-out. La stabilité régionale garantie par le régime syrien aux Occidentaux explique le reste. Cet article a pour ambition de contribuer à lever une partie du voile et à analyser plus particulièrement ce qui pousse les jeunes de la classe moyenne citadine à s’opposer au régime en place.

La Syrie compte aujourd’hui 20 millions d’habitants dont 60% ont moins de 25 ans. Les jeunes, dont la plupart n’ont connu leur pays que dirigé sous la poigne de fer de Hafez Al-Assad et de son fils Bachar, constituent une force majeure dans le mouvement de révolte actuel et ceci ne s’explique pas seulement par leur fort poids démographique. Alors que la génération précédente avait pu profiter de l’effervescence politique des années 50 et 60, de l’enthousiasme inhérent à la construction nationale et panarabe et de bonnes perspectives socio-économiques, les jeunes Syriens n’ont devant eux qu’un horizon bouché qui se dégrade progressivement, et ceci au niveau politique bien sûr, mais aussi social, économique et culturel.
Si leurs aînés leur ont transmis le goût amer de la défaite d’octobre 1967 contre Israël (au cours de laquelle Hafez Al-Assad occupait le poste de Ministre de la Défense), les jeunes ne veulent plus payer le prix de l’état d’urgence (mis en place en 1963 et annulé dans la forme en avril 2011 sous la pression populaire mais sans aucun impact dans les faits). Il ne faut pas s’y méprendre, la jeunesse syrienne est l’une des plus nationalistes du monde arabe mais entend désormais établir une claire différence entre patriotisme et allégeance au régime, entre nationalisme et baathisme.
Outre la propagande ingurgitée dès leur plus jeune âge et au cours de l’ensemble de leurs activités sociales (éducationnelles, associatives, religieuses etc…), les jeunes Syriens (filles et garçons) font dès leur adolescence et jusqu’à l’obtention de leur diplôme universitaire, l’expérience du mou’askar (camp militaire). Ces stages militaires sont obligatoires et doivent être effectués au cours des trois années de lycée. Ils durent en général deux semaines et leur validation est indispensable pour obtenir le passage à l’université, et ceci quelle que soit l’excellence des résultats académiques. Mais loin d’être une occasion de s’impliquer dans une quelconque construction nationale, les jeunes sont alors souvent utilisés comme de la main d’œuvre gratuite destinée à servir les intérêts personnels des cadres de l’armée et du régime (il s’agit par exemple de repeindre les maisons d’officiers) ou à participer à l’outil de propagande (en aidant entre autres à l’organisation du festival annuel dédié à Bassel, le frère ainé de Bachar disparu dans un accident de voiture).
La même expérience se renouvelle pour les jeunes hommes lors du service militaire. Alors que le passage par l’armée est traditionnellement associé au service de la patrie et que ceux qui s’y dérobaient étaient considérés comme des traitres, le service militaire constitue une désillusion majeure pour les conscrits. Ils y découvrent tout d’abord l’état lamentable de l’armée syrienne, tant du point de vue des équipements que de l’encadrement et prennent conscience que la Syrie n’a pas vraiment d’armée capable de défendre la patrie. A quelle fin sont donc utilisés les 80% du budget de l’Etat dédié à la défense? L’armée se résume en fait à des milices au service des différentes factions du régime et les Syriens doivent y passer plus de 18 mois à subir humiliations et cadences infernales dans le but d’y être encadrés idéologiquement et d’y servir accessoirement les intérêts personnels de personnalités du régime. Le seul moyen de contournement est d’avoir des relations hauts placées ou de pouvoir offrir une somme démesurée pour la plupart des Syriens. Ainsi, un Syrien ayant passé plus de 5 ans à l’étranger peut être exempté de service militaire en échange du versement de 7000 USD. De nombreux jeunes tirent le diable par la queue afin de pouvoir réunir ces deux conditions et échapper au «service de la patrie».
Les jeunes de la classe moyenne voulant décrocher des diplômes universitaires doivent faire face à un véritable parcours du combattant qui commence dès leur plus jeune âge. Il s’agit tout d’abord de trouver une école privée apte à les former convenablement. Le niveau du système éducationnel public a décliné de façon dramatique et chaque famille est prête à de lourds sacrifices financiers pour inscrire ses enfants dans des écoles privées dont la formation leur permette d’espérer décrocher une note respectable au baccalauréat. En effet, les résultats obtenus au baccalauréat déterminent la faculté dans laquelle l’élève sera autorisé à s’inscrire. La compétition est intense (et pas toujours transparente, certains élèves issus de familles proches du régime recevant les questions d’examen à l’avance) et seule une minorité décrochera une inscription en faculté de médecine, de pharmacie ou d’ingénierie. Chacun devra se contenter de suivre la voie professionnelle tracée par ses résultats au baccalauréat à moins de trouver une université privée dont les frais de scolarité sont en général très conséquents. Les plus médiocres devront se résoudre à s’inscrire en institut (ma’had), comparable à un expéditif d’université. Une fois l’inscription universitaire décrochée, les jeux sont loin d’être faits. Les étudiants doivent faire face à des classes surchargées, un enseignement de médiocre qualité, à un système universitaire sans réseau ni partenariats avec les systèmes universitaires internationaux. Les bourses académiques sont généralement attribuées en fonction d’allégeances politiques et claniques et les notes peuvent être harmonisées en échange de pots-de-vin. Et ceux qui finissent par décrocher leur diplôme peuvent se flatter d’être certes des ânes mais des ânes diplômés, comme le résument avec humour certains étudiants.

L’entrée dans la vie active n’est pas plus prometteuse. Les opportunités professionnelles se font rares (y compris pour les médecins, ingénieurs, architectes), le taux de chômage des jeunes est très élevé et ceux qui travaillent touchent des salaires extrêmement bas. Les fonctionnaires touchent les plus bas salaires (en moyenne moins de 10 000 SYP = 200 euros mensuels) et usent donc de leur pouvoir pour soutirer bribes et pots-de-vin aux citoyens afin d’améliorer leur quotidien. Le mérite n’est pas un facteur de réussite essentiel et rares sont ceux qui peuvent se faire une situation sans se compromettre avec le système. Les jeunes sont confrontés à un choix simple : partir à l’étranger (pour ceux qui en ont les ressources financières, dont le niveau académique peut être défendu et qui réussissent à décrocher un visa) ou accepter la corruption ambiante. Pour retarder ce choix et repousser l’échéance du service militaire, certains jeunes qui en ont les moyens s’inscrivent en Master après leur licence. Ceux qui entrent dans la vie active le font sans enthousiasme et sans perspectives. Par conséquence, la proportion de professionnels délivrant des services et des produits de qualité se fait de plus en plus tenue.

Du point de vue social, le régime, issu de la minorité alaouite, a tout mis en œuvre (et ceci malgré l’opposition d’une grande partie des alaouites) pour communautariser la société syrienne afin de la fragmenter et de mieux la dominer. La société civile s’est vue réduite à la portion congrue et les seuls espaces de socialisations concédés aux jeunes sont ceux organisés dans le cadre communautaire (paroisse, mosquée etc…) . La gestion du registre des mariages est entièrement confiée aux structures religieuses et l’union civile n’existe pas en Syrie. Par conséquent, un mariage mixte entre un musulman et une chrétienne sera possible car le père transmettra alors sa religion aux enfants (selon la loi musulmane) mais un chrétien épousant une musulmane devra se convertir à l’Islam afin que les enfants soient musulmans. Ainsi, la jeunesse syrienne s’est retrouvée cloisonnée par confessions et l’appartenance communautaire a largement pris le pas sur l’appartenance citoyenne. La pression islamiste croissante qui s’exerce sur la société syrienne a fini de rigidifier ce cadre communautaire. Alors que leurs parents pouvaient plus aisément prendre leurs distances avec leurs communautés réciproques et fonder leur identité en fonction de leurs convictions politiques, le régime soi-disant laïc des Assad a retiré toute marge de manœuvre civique et politique aux jeunes. Jusqu’à l’émergence récente des mouvements de protestation, les jeunes semblaient donc s’être détournés des affaires de la cité et avaient reporté tout leur attention sur les joies de la société de consommation. Pouvoir poser nonchalamment son portable dernier cri (dont l’achat leur a fait débourser une somme supérieure à leur salaire mensuel) sur la table d’un café à la mode devenait le meilleur moyen d’affirmer sa valeur et de combattre ce sentiment profond d’humiliation, quitte à prendre un crédit à la banque.
Le régime a longtemps justifié les contraintes internes imposées au peuple syrien par la nécessité de faire face à Israël, à libérer les territoires occupés (Golan, Sud- Liban, Palestine) et à déjouer les visées impérialistes de l’Occident sur la région. Rares sont les Syriens qui ne soutiennent cet agenda officiel de politique extérieure (contrairement aux Jordaniens d’aujourd’hui et aux Egyptiens d’hier en opposition totale avec la politique étrangère de leur gouvernement). Pourtant, les Syriens se sont progressivement rendus à l’évidence que le danger extérieur, bien que réel, était instrumentalisé (Assad étant bien « Assad bi Lubnan wa Arnab bi Joulan » ) en vue de justifier la violations de bien des droits politiques, économiques et sociaux des Syriens. Le cousin de Bachar Al-Assad, Rami Makhlouf (homme fort de l’économie syrienne) a même expliqué aux journalistes du New York Times il y a un mois, qu’il était de l’intérêt d’Israël et des Occidentaux que le régime reste en place, finissant de décrédibiliser toute velléité nationaliste du régime . En guise d’avertissement, des centaines de Palestiniens de Syrie ont pour la première fois atteint la partie occupée du plateau du Golan lors de la commémoration de la Nakba du 15 mai 2011, ce qui n’aurait pas été possible sans au minimum la complicité du régime syrien, étant donné l’accès très limité, encadré et militarisé qu’ont les Syriens (et d’autant plus les Palestiniens) au Golan syrien non occupé.
Cette succession de prises de conscience s’est faite progressivement pour la plupart des jeunes, au cours de leur parcours académique, social et professionnel. Si les discussions critiques étaient possibles en privé, l’expression de toute revendication était rendue impossible par le verrouillage de la société légalisé par l’état d’urgence. Bien entendu, les services secrets sont omniprésents et ont créé un climat de suspicion entre les citoyens. La moindre velléité d’opposition est matée dans le sang (l’exemple le plus marquant est celui de Hama en 1982 mais depuis de nombreux massacres ont eu lieu, comme ceux de la prison de Palmyre ou celui de la prison de Seidnaya en 2008). Les arrestations arbitraires et politiques ainsi que les tortures sont monnaie courante. La société civile est complément asphyxiée et toute activité associative, y compris celles ne touchant pas le domaine politique ou religieux, est soit proscrite soit soumise à une surveillance drastique. Par conséquence, les jeunes des classes moyennes, quoique politisés et bénéficiant d’une certaine ouverture sur le monde démocratique (conscients que même I’Etat d’Israël, puissance occupante et honnie, est une démocratie – du moins pour ses citoyens de confession juive) n’avaient aucune marge de manœuvre et s’étaient éloignés de la vie politique directe, afin de ne pas s’exposer à des risques avérés (emprisonnement, torture, assassinat) pour eux-mêmes mais aussi pour leurs familles.
La révolution tunisienne mais surtout la révolution égyptienne (pays auquel les Syriens sont très liés pour différentes raisons historiques, culturelles et sociales) ont retenti comme un coup de tonnerre et ont fait prendre conscience aux Syriens qu’un dictateur ne tenait que par le système qu’il avait mis en place et qu’un peuple était capable de déboulonner une structure de pouvoir et de domination une fois que le mur de la peur était tombé.

Les Syriens ont donc entamé leur révolte et leurs revendications expriment une conscience aiguë de toutes ces problématiques et s’organisent sur certains axes :
– Les manifestants répètent à l’envie leur fierté d’être syriens et leur amour de la Syrie. Ils affirment leur fidélité à la cause arabe et leur volonté de récupérer le Golan mais n’acceptent plus l’instrumentalisation de la politique étrangère du régime aux seules fins de réprimer les citoyens syriens.
– Ils affirment le caractère pacifiste de leur protestation (en brandissant des roses, allumant des bougies, défilant torse nu) afin d’éviter le piège de la militarisation du conflit (dans lequel sont tombés les opposants libyens) et ceci malgré la cruauté de la répression

– Ils mettent un point d’honneur à unifier toutes les communautés syriennes autour d’un projet citoyen. L’un de leur mots d’ordre est « un, un, un, le peuple syrien est un » et ils affirment leur caractère supra confessionnel et supra ethnique en donnant des noms audacieux aux manifestations du vendredi. Il y a ainsi eu le « Le Vendredi Saint » (lors de la semaine de Pâques) mais aussi le « Le Vendredi Azadi » (Azadi signifiant liberté en kurde). Des femmes voilées de Douma demandent à des femmes non voilées (musulmanes ou autres) de se joindre à leurs regroupements afin de démontrer le caractère non confessionnel des protestations. On compte des « martyrs » de toutes les communautés.
Quelques mesures préventives auraient pu être prises pour calmer la colère des Syriens (hausse des salaires, programmes de développement dans les régions défavorisées de Hassakeh et Deraa, promesse de naturaliser des dizaines de milliers de kurdes de Syrie apatrides etc…). Mais à présent, si la machine de propagande officielle arrive encore à convaincre certains Syriens que les « troubles » sont en fait des attaques organisées par des groupes salafistes ou des agents de l’étranger, l’ampleur du mouvement a dépassé le régime. Fidèle à sa réputation, ce dernier a répondu par la force au mécontentement politique, économique et social des manifestants. Les manifestations sont réprimées dans le sang et les opposants arrêtés lors d’opérations de ratissage. Afin d’éviter la contagion à la capitale, des check-points sont mis en place chaque vendredi sur les routes menant à Damas. Mi-mai, cinquante bus remplis de militaires et agents des services secrets en civils patrouillaient sur la route de Beyrouth et celle qui mène au sud-ouest de Damas. Les opposants arrêtés sont emprisonnés plusieurs semaines et y subissent diverses sortes de torture (insultes, menaces, coups, électrocutions) et sont entassés dans des cellules minuscules. Ceux qui ne meurent pas sous la torture sont libérés et remplacés par des opposants fraichement arrêtés. Mais, les opposants libérés ressortent de cette épreuve encore plus déterminés.

Jusqu’à présent, le mouvement n’est pas vraiment centralisé et des petits groupes armés par quelques exilés aux agendas non démocratiques (Rifaat Al Assad, l’oncle ennemi de Bachar Al-Assad en exil à Paris, Khaddam, l’ancien Premier Ministre évincé par Bachar Al-Assad, certains fondamentalistes) et soutenus par l’étranger essaient de l’infiltrer et de l’instrumentaliser. Damas et Alep sont toujours en retrait et seul leur engagement pourra vraiment faire plier le régime. Pour cela, il faudrait que les hommes d’affaires et commerçants aleppins et damascènes décident de renoncer aux intérêts et avantages concédés par le régime dans sa stratégie de clientélisme. Pour autant, la révolte s’amplifie et cherche à s’organiser malgré les attaques contre les réseaux sociaux, les coupures d’électricité et d’internet. La révolte des classes moyennes s’est étendue aux classes les plus défavorisées et le système répressif subit des désertions et semble parfois mal organisé (des témoins rapportent que des militants pro-gouvernementaux sont parfois arrêtés et emprisonnés par erreur et que cette expérience a en général pour effet de les dissuader de soutenir le régime). Les revendications de démocratie, d’égalité citoyenne et de dignité peuvent enfin s’exprimer, ce qui est déjà en soi une petite révolution.

Source: http://www.babelmed.net/Pais/M%C3%A9diterran%C3%A9e/la_r%EF%BF%BDvolte.php?c=6761&m=34&l=fr