C’est lui qui avait tagué l’expression : «Ton tour arrive Docteur !» à l’adresse de Bachar al-Assad, au lendemain de la chute de Ben Ali et de Moubarak. L’un des plus célèbres graffitis écrits par une bande de collégiens sur les murs de Deraa en mars 2011 a été l’étincelle qui a mis le feu en Syrie. A 20 ans aujourd’hui, Moawyah Sayasneh, combattant dans une brigade de l’Armée syrienne libre (ASL) de sa région, a gardé un visage d’adolescent sous ses cheveux plaqués au gel. Son regard se perd et sa voix se voile quand il évoque «ces nuits noires où j’ai été torturé comme si j’avais commis un crime universel».
A 4 heures, le 24 février 2011, les forces de l’ordre sont venues l’arrêter au domicile familial. «On était neuf adolescents dans le fourgon qui nous a conduits au poste de police. Les tortures ont commencé aussitôt à coups de décharges électriques. Au bout d’une semaine, on nous a transférés dans les locaux de la Sécurité politique, service dirigé par Atef Najib, le cousin germain de Bachar al-Assad. Il a ordonné à ses hommes de nous accrocher au mur et il s’est joint à eux pour nous tabasser à coups de bâton, de fouet et de câble électrique. Il hurlait : «Qui est derrière vous ? Qui vous a poussés à écrire sur les murs ? Espèces de traîtres !» Transférés à trois reprises dans d’autres services de sécurité «où les tortures étaient chaque fois plus atroces et quasi ininterrompues», Moawyah et ses compagnons, âgés de 13 à 17 ans, ont passé 21 jours en détention dans les sous-sols de la dictature. Ils ne pouvaient imaginer ce qui se déroulait entre-temps à la surface.
Sans nouvelles de leurs enfants, les pères de famille, accompagnés du chef d’une grande tribu de la ville, se rendent en délégation auprès des services de renseignements. Ceux-ci commencent par les renvoyer sans ménagements. Insistants, les parents finissent par être reçus par Najib qui leur dit : «Oubliez vos enfants et rentrez chez vous en faire de nouveaux ! Et si vous n’y arrivez pas, envoyez-nous vos femmes.»Autant que le sort de leurs fils, cette insulte à l’honneur redouble la fureur des hommes de cette société rurale traditionnelle de la région du Hauran. Toute la ville ressent l’outrage. Le vendredi suivant, trompant le déploiement policier, une cinquantaine d’hommes se dirigentvers la grande mosquée sur la place centrale. Leurs cris visent essentiellement Najib dont ils demandent la démission. Bachar al-Assad préfère protéger son cousin et dépêche une brigade de gros bras en tenue noire de miliciens pour réprimer les manifestants. Deux d’entre eux sont tués. Leurs obsèques le lendemain rassemblent des milliers d’habitants.
Pour désamorcer le soulèvement, les enfants emprisonnés sont libérés. «Ils avaient des visages tuméfiés et déformés, des brûlures et des plaies sur tout le corps témoignaient de la sauvagerie des tortures qu’ils avaient subies», se souvient l’oncle de Moawyah. La colère monte encore. De nouvelles manifestations se déroulent à Deraa, mais aussi dans d’autres villes. «Deraa, nous sommes solidaires avec toi jusqu’à la mort !» scandent dans les jours suivants les manifestants à Homs, à Douma et même à Tartous, sur la côte. Les forces de l’ordre tirent sur les foules, causant plusieurs morts. C’est l’engrenage répression manifestations. La révolution syrienne est déclenchée.
Cinq ans après, Moawyah semble fatigué d’entendre le récit de l’histoire dont il est l’un des premiers héros. «Je ne suis plus un enfant mais un combattant. Nous menons ces jours-ci une bataille essentielle au sud de Deraa pour empêcher l’armée du régime de reprendre la région», explique-t-il. Il vient de rentrer du front et nous reçoit dans le deux-pièces reconstruit tant bien que mal. La maison familiale se situe dans les environs de Deraa où il vit aujourd’hui avec sa mère et 4 de ses 9 jeunes frères et sœurs. En 2013, un raid de l’aviation a tué son père, fonctionnaire à la direction des eaux de la ville et détruit la maison. Moawyah vient de ranger son arme mais ne lâche pas son téléphone portable pour suivre les nouvelles. «Il y a des accrochages violents, de nombreux blessés», rapporte-t-il. Il montre au passage les portraits de ses amis. «Ammar a été tué au combat, Ahmad est réfugié en Jordanie. Pas de nouvelles de Firas et seul Mohamad est encore là. Mais il est immobilisé et souffre d’un handicap à vie. Il a été blessé lors d’un raid de l’aviation», raconte-t-il. «Tout a changé. La vie est devenue très dure et dangereuse. Le pays est dévasté. Les gens meurent…», égrène le jeune homme comme n’importe quel vieillard syrien.
La joie revient sur son visage quand il évoque son enfance. «Mon père nous achetait des sucreries, et jouait avec nous. J’allais à l’école où je n’ai plus mis les pieds depuis mon arrestation. Elle a d’ailleurs été détruite. Sans éducation, mon avenir est perdu !» lâche-t-il dans un soupir. Moawyah voulait devenir pilote dans l’armée de l’air. Il explique : «C’était un rêve d’enfant auquel j’ai renoncé depuis que je vois comment les avions balancent des missiles sur les civils. Je hais tous les pilotes maintenant !» Il voue toutefois une haine particulière à leur donneur d’ordres, Bachar al-Assad. «Ce n’est pas un président mais un fou, un crétin. Il nous traite de terroristes alors qu’il est le plus grand des tueurs. C’est lui qui emprisonne les gens et assiège les femmes et les enfants.»
Ces dernières années, les journées de Moawyah se ressemblent toutes. Il se lève, prend son arme et se dirige vers le front où il reste jusqu’au soir. Il rentre épuisé, charge son téléphone sur la batterie d’une voiture, puisqu’il n’y a de l’électricité que deux heures par jour et passe la soirée à suivre les nouvelles sur Internet. Entre l’enfance assassinée et l’enfer de la guerre, il est à la recherche d’une nouvelle vie. Lui qui a payé un prix exorbitant pour la liberté, reconnaît qu’elle n’est plus aujourd’hui en Syrie «qu’un spectre pourchassé partout et par tous». Moawyah s’apprête, malgré tout, à célébrer le cinquième anniversaire de la révolution. Il considère «qu’il aurait fallu qu’elle éclate bien avant. Les Syriens ont vécu des décennies d’injustice». Il reste nostalgique de la première année de la révolte populaire et des manifestations pacifiques. Car, dit-il, «je hais le sang mais les gens ont été obligés de porter les armes pour se défendre». Il veut garder confiance dans une «victoire inévitable» et rêve du jour où il retournera avec un de ses compagnons de 2011 pour écrire sur les murs de Deraa : «La Syrie qui a appelé à la liberté… l’a obtenue.»
(Traduit de l’arabe)
1996 Naissance.
24 février 2011 Arrestation par la police.
17 mars 2011 Libération.
Fin mars 2011 Manifestations de soutien et début du soulèvement populaire en Syrie.
Mars 2016 Cinquième année de la guerre civile.