Mon ami Zakarya, rescapé de l’enfer d’Alep par Jean-Pierre Filiu
En juillet 2013, le photographe Ammar Abd Rabbo et moi-même nous sommes « infiltrés », via la Turquie, dans les quartiers d’Alep tenus par les forces révolutionnaires. Ces zones dites « libérées », par opposition aux secteurs « loyalistes » sous contrôle du régime Assad, abritaient alors environ un million de personnes, à l’est et au nord de la deuxième ville de Syrie. Ammar et moi n’avons appris que beaucoup plus tard que nos amis Nicolas Hénin et Didier François, enlevés quelques semaines plus tôt par Daech, étaient alors détenus, avec leurs deux compagnons d’infortune, non loin de notre propre « planque ».
Ammar poursuivait un travail photographique de longue haleine sur la ville d’Alep, tandis que j’étais envoyé par la revue XXI pour brosser le portrait du « gardien d’Alep », un jeune étudiant en histoire de l’art, devenu responsable de la protection du patrimoine au sein du gouvernorat révolutionnaire. J’accumulais tant d’informations (et d’émotions) au cours de ce séjour que, au-delà du reportage proprement dit, j’y trouvais la matière d’un essai, « Je vous écris d’Alep », publié peu après les bombardements chimiques du régime Assad sur la banlieue de Damas, en août 2013.
Dans cet essai, je mettais volontiers en scène « Abou Lotf », pseudonyme sous lequel je cachais Zakarya Abdelkafi, un militant de la résistance civile de 28 ans, qui avait contribué au lancement du « Conseil des révolutionnaires de Salaheddine ». Le quartier mixte, à la fois arabe et kurde, de Salaheddine (notre « Saladin ») est devenu fameux pour avoir été à l’avant-garde du soulèvement contre le régime Assad à Alep, d’abord par des manifestations pacifiques, dès la fin de 2011, puis par une offensive-éclair, à l’été 2012. Bombardé avec acharnement par le régime, un moment sur le point d’être repris, Salaheddine s’ancre finalement dans le camp révolutionnaire. La ligne de front qui le borde a fort peu bougé au cours des trois dernières années, ce qui ne fait que confirmer l’inanité des « solutions » militaires à la crise syrienne.
J’appréciais d’emblée dans Zakarya son énergie contagieuse et son humour à toutes épreuves, alors que pas un jour ne se passait sans un pilonnage « loyaliste » ou l’annonce d’une « disparition ». Daech se gardait bien d’affronter directement le régime Assad et les jihadistes implantaient leurs réseaux dans les zones « libérées », enlevant systématiquement les personnalités révolutionnaires qui pouvaient leur tenir tête. L’ambiance était lourde, mais l’expression favorite de Zakarya était « Bon Dieu, qu’est ce qu’on va kiffer » (Wallahy lankayyif) et il éclatait de rire pour conjurer le mauvais sort. Le voici pris en photo avec Ammar à Alep.
Zakarya aurait pourtant eu toutes les raisons de déprimer. Il était séparé de son épouse et de sa fille, ainsi que de ses propres parents, tous demeurés en secteur « loyaliste ». Surtout son frère, pourtant libre de tout engagement politique, avait été enlevé un an plus tôt par les Renseignements militaires du régime. Ni les pots-de-vin payés à de soi-disant « intermédiaires », ni la plainte déposée par un avocat, ni les interventions auprès des ONG internationales n’avaient permis d’obtenir la moindre information sur le frère, « disparu » comme des dizaines de milliers de Syriennes et de Syriens. Zakarya était d’autant plus pessimiste qu’il avait repêché en janvier 2013 dans le Qweik, la rivière qui traverse Alep, le corps d’un supplicié détenu dans la même cellule que son frère (une centaine de cadavres avaient été retirés de l’eau, la guérilla accusant le régime de s’être ainsi débarrassé des dépouilles de « disparus »).
Les forces anti-Assad lancèrent en janvier 2014 leur « deuxième révolution », cette fois contre les jihadistes de Daech, qui furent expulsés de la ville au prix de très lourdes pertes. C’est le moment que choisit la dictature syrienne pour déclencher, contre une ville libérée de Daech, une campagne de bombardements aux « barils », ces containers de TNT, bardés de grenaille, et lâchés à basse altitude pour en maximiser l’impact destructeur (la guérilla syrienne ne dispose, cinq ans après le début de la révolution, d’aucun armement anti-aérien digne de ce nom, du fait du veto des Etats-Unis, qui interdisent également toute livraison de ce type de matériel par leurs alliés). Des pans entiers d’Alep furent réduits à l’état de ruines et la population des zones « libérées » tomba d’un million à deux cent mille personnes.
Zakarya ne cesse pourtant de s’activer à Salaheddine. Il contribue à organiser les secours à la population de moins en moins nombreuse à s’accrocher à son quartier. Et la vie continue, avec la naissance d’un deuxième enfant. Et puis il cherche le moyen de protester autrement, maintenant que la sauvagerie des « barils » interdit toute manifestation de rue. Alors Zakarya et quelques amis ont l’idée de tourner, au milieu des ruines, des saynètes sur leur quotidien ravagé. Ce sitcom d’un genre inédit s’intitule « Interdit en Syrie » et est diffusé sur la chaîne locale en zone « libérée ». On y voit ainsi un jeune homme répondre au téléphone que « tout va bien » à chaque question, avant qu’un zoom arrière ne le révèle au sein d’un immeuble éventré. L’humour noir syrien vire facilement à l’anthracite, malgré le sourire (Zakarya porte un foulard aux couleurs de la révolution syrienne et une casquette où est écrit « Syrie libre »).
La mort est pourtant omniprésente. Elle emporte de nombreux compagnons de Zakarya, dont Majed Karman, tué en novembre 2014, alors qu’il combattait pour défendre la dernière ligne d’approvisionnement d’Alep encerclée. Majed n’avait pris les armes que sur le tard, dans une logique d’auto-défense de plus en plus tragique. Zakarya refuse avec constance de franchir ce pas. Libraire à la veille de la révolution, il acquiert progressivement une expérience de photographe de guerre, faisant de lui un des « pigistes » locaux que les agences de presse mobilisent (il est en effet exclu d’envoyer un journaliste « permanent » sur un terrain aussi exposé qu’Alep). C’est en couvrant les combats à Salaheddine, en septembre 2015, qu’il est grièvement blessé à l’oeil droit par un tir « loyaliste » (ce terme recouvre désormais moins à Alep les forces gouvernementales que les milices pro-iraniennes, Hezbollah et autres, très engagées sur ce front).
C’est l’avant-dernier jour de l’année 2015 que je retrouve Zakarya à Paris, en compagnie d’Ammar. Il a été exfiltré vers la Turquie, où sa femme et ses deux enfants l’ont rejoint. L’AFP n’a pas ménagé ses efforts pour assister un collaborateur blessé dans l’exercice de sa mission de presse. Et le département spécialisé de l’hôpital des Quinze-Vingts, qui croyait envisageable de sauver une partie de la vision de l’œil touché, a dû se résoudre à poser une simple prothèse. Ammar et moi conseillons à Zakarya de se concentrer sur sa convalescence. Mais il veut témoigner de tous ces crimes de guerre auxquels il a assisté. Et il s’émerveille de la solidarité de ces Français, contactés sur Facebook, qui l’hébergent depuis son arrivée. Et il s’épate de tous ces uniformes dans les rues de la capitale : pour nous, c’est Vigipirate, pour lui, ce sont des policiers et des militaires qui ne sont pas en guerre contre leur propre peuple.
Zakarya a pu quitter la ville turque de Gaziantep pour Paris. Naji al-Jerf n’a pas eu cette chance. A la veille de son départ pour Paris, où il devait aussi suivre un traitement médical, il a été assassiné en pleine rue à Gaziantep. Daech a dépêché ses tueurs jusqu’en Turquie pour éliminer celui qui venait de dénoncer dans un documentaire télévisé (diffusé sur la chaîne Al-Arabiyya) les crimes perpétrés par les jihadistes à Alep. Mais Jerf n’est lui-même que le dernier d’une trop longue série de militants pacifistes, éliminés par Daech jusque dans leur refuge turc : deux journalistes-citoyens de Raqqa is Being Slaughtered Silently (RBSS) ont ainsi été suppliciés à Urfa, en octobre 2015.
Zakarya est à Paris, en sécurité, et je m’en réjouis. Il aura été frappé dans sa chair, dans sa vision, alors qu’il ne faisait que témoigner de l’horreur à la face d’un monde trop indifférent. Mais c’est à Alep et à Raqqa, avec ces militants abandonnés de tous, que le combat contre la barbarie jihadiste, elle-même fruit de la barbarie d’Assad, peut et doit être gagné.