Munich de Tchécoslovaquie et Munich de Syrie – par Jean-Pierre Filiu
On peut tout reprocher à l’administration Obama, sauf de s’encombrer de références historiques. Quelques jours après qu’un éditorialiste du New York Times a dénoncé le « Munich syrien » que constituait l’abandon d’Alep par les Etats-Unis, c’est dans cette même ville de Munich que le chef de la diplomatie américaine négociait avec son homologue russe un arrêt des hostilités en Syrie, annoncé le 12 février pour une entrée en vigueur une semaine plus tard (ce texte a beau avoir été endossé par le Groupe de Soutien international à la Syrie, désigné par son acronyme anglais d’ISSG, il est le fruit d’un accord américano-russe).
John Kerry est assurément un homme de paix et un diplomate opiniâtre. On se souviendra que, au retour de Munich en septembre 1938, Edouard Daladier avait été célébré pour avoir « sauvé la paix » tandis que Neville Chamberlain gagnait le surnom de « faiseur de paix » (peacemaker). Le démantèlement de la Tchécoslovaquie apparaissait comme un faible prix à payer pour éviter la guerre, de même que le martyre de la Syrie semble peser bien peu au vu d’une « stabilité » internationale à garantir coûte que coûte. Les démocraties occidentales avaient livré en 1938 leurs alliés tchèques aux bourreaux nazis, ainsi encouragés à de nouvelles agressions. Au moins Léon Blum était-il alors partagé entre « un lâche soulagement et la honte », tandis que nombreux saluent aujourd’hui l’offensive russe comme une délivrance, y compris aux Etats-Unis.
Ce n’est pas la première fois que Barack Obama fait fi de l’Histoire et des leçons qu’un dirigeant contemporain peut en tirer. En août 2014, il avait justifié publiquement son refus de soutenir activement l’opposition syrienne en réduisant celle-ci à un rassemblement « d’anciens docteurs, paysans, pharmaciens et ainsi de suite ». On peut s’interroger en ce cas sur la résilience d’une telle opposition au fil de cinq ans d’un conflit atroce. On peut surtout rappeler au locataire de la Maison blanche que les Etats-Unis ont conquis leur indépendance par le combat « d’anciens docteurs, paysans, pharmaciens et ainsi de suite ». La Fayette n’a pas « sélectionné, formé et équipé » des insurgés anti-britanniques au Canada pour les infiltrer en Pennsylvanie, il a lutté aux côtés des milices présentes sur le terrain, avec leurs failles et leurs forces, tandis que l’équipe Obama a englouti des sommes colossales, en pure perte, en vue de « sélectionner, former et équiper » (vet, train and equip) des rebelles syriens dans les pays voisins.
Mais revenons à Munich. Le précédent de 1938 a été trop souvent invoqué au Moyen-Orient pour ne pas se barder de prudence face au Munich syrien de 2016. Après la nationalisation du canal de Suez par l’Egypte en 1956, Gamal Abdel Nasser a été stigmatisé comme un « nouvel Hitler » dans la presse française et britannique et le refus d’un « nouveau Munich » a justifié la désastreuse expédition franco-anglo-israélienne. Après l’annexion du Koweït par l’Irak en 1990, c’est au tour de Saddam Hussein d’être assimilé à Hitler et le refus de ce « Munich » là fonde la coalition de libération du Koweït sous l’égide des Etats-Unis. Une campagne militaire, mise en échec en 1956, couronnée de succès en 1991, a donc été en partie menée au nom du refus d’un « Munich moyen-oriental ».
La situation est en ce sens radicalement différente dans la Syrie actuelle, car c’est la Russie de Vladimir Poutine qui est à la manœuvre, et non le régime Assad, incapable de tenir les territoires encore sous son contrôle sans l’intervention de l’Iran et de ses milices affidées. Le Kremlin a, avec un cynisme absolu, utilisé les « négociations de paix » de Genève, le mois dernier, et les pourparlers de Munich eux-mêmes, pour se livrer à un escalade spectaculaire de son offensive en Syrie. Face à un tel déchaînement de violence, la Maison blanche a concentré toutes ses pressions sur… l’opposition syrienne et ses parrains régionaux, aggravant ainsi le rapport de forces en faveur de Poutine et de ses protégés.
Le président russe est dans la position extraordinairement privilégiée de mener la « guerre froide » à sens unique et sans adversaire. Cela ne peut que lui valoir victoire sur victoire, tandis que l’étoile du Kremlin monte au firmament moyen-oriental (j’ai pu ainsi mesurer lors d’un récent déplacement la popularité de Poutine dans l’Egypte de Sissi, sur fond d’anti-occidentalisme virulent, malgré une aide toujours aussi généreuse des Etats-Unis et de l’UE). Un tel basculement stratégique s’est produit en août 2013, avec la reculade d’Obama, laissant le bombardement chimique de Damas par Assad impuni. Kerry avait déjà habillé cette reculade d’un accord avec son homologue Lavrov qui faisait d’Assad, non plus un paria coupable de crime contre l’humanité, mais un partenaire clef de l’ONU, car responsable du démantèlement de son propre arsenal chimique.
Poutine avait sans doute médité cette débandade occidentale lors de l’annexion de la Crimée quelques mois plus tard. Quant à Daech, c’est aussi de l’été 2013 que date l’envol de son recrutement mondialisé, porté par la dénonciation du « complot » américano-russe contre les Musulmans de Syrie. L’offensive russe en Syrie a d’ailleurs épargné largement Daech depuis son déclenchement en septembre 2015. Et la ville d’Alep aujourd’hui encerclée avait été libérée de Daech par les révolutionnaires syriens… dès janvier 2014. C’est donc bel et bien les partenaires syriens d’une éventuelle coalition anti-Daech que Poutine est en train d’anéantir avec la passive complicité d’Obama.
Je n’aspire, soyez en convaincus, qu’à avoir tort sur toute la ligne. Je rêve que le 19 février prochain se lève sur une Syrie pacifiée. Je crains malheureusement que les ambiguïtés du Munich syrien ne permettent à Poutine de poursuivre son pilonnage systématique des zones qui échappent encore à Assad comme à Daech. Cela ne pourra que stimuler encore plus le recrutement de Daech en Europe comme dans le monde entier, ainsi qu’entraîner de nouvelles vagues de réfugiés, encore plus désespérés et déshérités que ceux et celles qui les auront précédés. Et, les mêmes causes, aggravées, produisant les mêmes effets, en pire, de nouveaux massacres terroristes sont à craindre en Europe. Churchill, on le cite souvent, avait commenté ainsi le Munich tchécoslovaque : « Ils devaient choisir entre le déshonneur et la guerre. Ils ont choisi le déshonneur et ils auront la guerre ».