Ne critiquez pas la révolution, elle fait de son mieux – par Majed Kayali
Tous ceux qui, tels le poète Adonis, rejettent le régime tout en formulant des réserves sur la révolution ne rendent pas service à cette dernière. Dans un pays marqué par des années d’oppression et d’absence de liberté, il est impensable que l’opposition se comporte selon les « normes suédoises ».
Aucune des révolutions du « printemps arabe » n’a été aussi violemment critiquée que celle de Syrie. Dès ses débuts, on a mis en doute sa légitimité, chipoté sur ses mots d’ordre, pointé ses alliances avec l’étranger et attaqué ses modes opératoires. Il va sans dire que la révolution est en soi une remise en cause de la réalité politique et sociale. Il va également sans dire que la révolution a elle aussi besoin d’être remise en cause. Le problème est que la critique qui a été faite de la révolution syrienne n’est pas toujours bien fondée.
Très tôt, certains lui ont dénié sa légitimité. Ils lui ont reproché de se dresser contre le « front du refus et de la résistance » [expression consacrée dans le vocabulaire nationaliste arabe pour désigner les pays officiellement en guerre contre Israël], et de procéder d’un complot étranger ou de plans sionistes et impérialistes. Et cela sans interroger le sens des termes « refus » et « résistance », qui, en réalité, renvoient au musellement de la société et à la confiscation des libertés individuelles.
Cette vision critique de la révolution suppose qu’on n’a pas affaire à tout un peuple mais à des bandes manipulées et projetées sur le devant de la scène par des appuis étrangers. Ce genre de « critique » ne nous intéresse pas. Ce qui nous intéresse, en revanche, est la critique argumentée et ancrée dans la réalité des faits. Celle-ci peut amener à rejeter le régime tout en formulant des réserves vis-à-vis de la révolution. Le meilleur exemple de ceux qui sont sur cette ligne-là est peut-être le poète Adonis [pseudonyme d’Ali Ahmed Saïd Esber, grand poète syro-libanais]. Il a maintes fois déclaré son hostilité au régime et son adhésion à l’idée du changement, tout en formulant des réserves quant à la révolution.
Il n’a pas tort quand il dit qu’une révolution ne doit pas seulement faire tomber un régime, mais également produire un changement des structures sociales et culturelles. Cela nous amène aux interrogations légitimes sur l’absence de contenu laïque de la révolution, sur son caractère de plus en plus militarisé et sur son manque de vision sur l’Etat à construire une fois le régime tombé. Toutefois, Adonis oublie que les blocages politiques, sociaux et culturels des pays arabes ont été le fruit des régimes tyranniques et que la chute de ceux-ci constitue par conséquent la condition nécessaire pour permettre le développement des sociétés. En exerçant une domination tous azimuts et en monopolisant le champ politique, le régime syrien a fermé tout autre choix que la révolution pour aboutir à un changement.
D’autre part, Adonis oublie qu’une révolution ressemble à la société dans laquelle elle se déroule et correspond au niveau de développement politique, social et culturel de ses composantes sociologiques. Or c’est le régime syrien et personne d’autre qui a abaissé le niveau de la conscience politique et dégradé les discours, lui qui contrôle l’éducation de l’école primaire à l’université, les organisations de jeunesse, depuis les scouts jusqu’aux syndicats d’étudiants, et qui a également la mainmise sur la vie intellectuelle, sur les médias et les institutions culturelles. On a affaire à une société syrienne qui a été privée durant des décennies de vie politique et de libertés. Il est donc vain d’espérer que le peuple syrien agisse selon des normes suisses ou suédoises.
Dans la critique d’Adonis, il y a comme une vision arrogante. Il se met de fait au-dessus du petit peuple, des illettrés, des défavorisés qui ne comprennent pas les termes de laïcité, du libéralisme et de la modernité. Aussi, il semble plus préoccupé par les dérives de la révolution que par les crimes du régime, qui persiste à tuer, à détruire et à livrer le pays à la violence. Il faut peut-être rappeler que la révolution syrienne se déroule dans des conditions extrêmement difficiles. Elle ne dispose d’à peu près aucun véritable soutien, ni au niveau régional ni au niveau international. Qui plus est, comparée aux autres révolutions arabes, elle paie un prix exorbitant en nombre de morts, de blessés, de personnes arrêtées, de disparus, de maisons détruites, de biens dilapidés et de dégradation de la situation économique.
Certaines voix de gauche voudraient que la révolution soit entièrement de gauche, mais elles ne font rien pour contribuer au débat. Certains laïques voudraient qu’elle soit tout à fait laïque sans pour autant s’investir pour la rendre laïque. Des libéraux voudraient la voir conforme à leurs idées tout en déniant la légitimité de ses demandes de liberté. Finalement, des nationalistes panarabes voudraient qu’elle se mette au service de leurs causes mais reprochent à la majorité de la population syrienne de vouloir briser ses chaînes [plutôt que de combattre le sionisme]. Sans parler des pro-Palestiniens qui voudraient qu’elle soit propalestinienne alors qu’eux-mêmes n’agissent pas en faveur de la Palestine.
Cela ne veut pas dire que la révolution syrienne soit au-dessus des critiques – bien au contraire. Elle commet des erreurs en veux-tu en voilà et a besoin d’être critiquée encore et encore afin de corriger le tir et d’élever le niveau de son discours. Mais la critique doit d’abord reconnaître sa légitimité et avoir pour but de faire triompher ses revendications, qui sont justes.
source : http://www.almustaqbal.com/storiesv4.aspx?storyid=530517