Non à la « solution Kivu » en Syrie ! par Aurélien Pialou

Article  •  Publié sur Souria Houria le 10 juin 2013

Le Kivu et ses périphéries sont des régions bien éloignées des réalités syriennes. Logés entre les Grands Lacs de l’Afrique, ils ne défraient pas souvent l’actualité. Pourtant, la situation prévalant en Syrie nous remet en mémoire par plus d’un aspect le drame dont ils ont été le théâtre au cours de la dernière décennie du XXème et la première décennie du XXIème siècle. Près de dix millions de personnes, peut-être, y sont mortes dans des violences de masse. Le génocide qui s’y est déroulé a pris la forme de vagues successives d’exécutions à grande échelle. Chaque étape du processus a été marquée par des flux de déplacés, de plus en plus importants. Face à ce drame humain, quelle a été la réaction de la « communauté internationale » ? L’indifférence et l’aumône. Au titre de l’indifférence : aucune médiation ni intervention significative ne fut organisée, à l’exception de l’étrange « Opération Turquoise ». Au motif de l’aumône : la région a été abandonnée aux organisations humanitaires qui ont tenté de colmater à grands frais des plaies éminemment politiques. Ces organisations sont chargées de nous faire oublier les désastres et de les contenir dans des proportions médiatiquement acceptables, en dépensant s’il le faut des sommes colossales et en prenant le risque de pulvériser ainsi des sociétés locales pour de nombreuses décennies.

Carte des Syriens déplacés ou nécessiteux

Dans quelques semaines, les grandes puissances vont se réunir à Genève avec, probablement, des représentants du régime de Bachar al-Assad et des délégués de l’opposition syrienne. Une fois encore, seront présentées des modalités de règlement de la crise entre partenaires supposés égaux. Regardons de plus près. D’un coté, la Russie viendra soutenir son allié syrien. Elle s’est totalement engagée à ses cotés, lui fournissant continuellement, au vu et au su de tous, les armes, les munitions, les pièces de rechange, les missiles de dernière génération, etc. Son implication répond à un subtil équilibre de forces. La Russie de Poutine rappelle au monde son statut de grande puissance. Elle combat, par l’intermédiaire de Bachar al-Assad, ceux qu’elle identifie comme ses ennemis, et elle maintient sa présence dans la région.

Son problème est de trouver une solution pour que le régime puisse demeurer en place, mais sans poursuivre nécessairement l’escalade de violence. Au prix du sang des Syriens, elle peut se réaffirmer devant les Américains, voire – c’est probablement le but qu’elle recherche – imposer à ces derniers une défaite. Elle a déclaré vouloir aller à la table des négociations pour parvenir à une solution. Mais que peut-elle négocier ? Son allié – et elle ne le dissuadera pas – ne peut pas remettre en cause son existence. Or, pour lui, négocier signifierait disparaître. Il faudrait que ses alliés lui expliquent clairement le risque de se maintenir. La Russie ne le fera pas. Les autres pays, principalement l’Iran, n’étant pas conviés au dialogue, n’auront même pas à choisir…

La révolution syrienne prisonnière de « Genève 2 »

L’autre camp saura-t-il montrer de la fermeté devant une solidarité de cette nature ? Pour comprendre la position actuelle des « Amis du Peuple Syrien », parmi lesquels siègent les  Américains, un retour en arrière s’impose. De juillet 2011 à janvier 2012,  progressivement et de manière timorée, les Etats européens puis les Etats-Unis prennent position contre le régime, appelant au départ de Bachar al-Assad. Un protocole d’action se met en place : il faut que « l’opposition » soit organisée pour que « nous » intervenions. En attendant, à intervalles réguliers, « nous » dénoncerons verbalement la présence de Bachar al-Assad.

Dans cette logique, différentes initiatives sont prises à l’intention des diasporas syriennes et des militants de l’intérieur. Mais, bientôt, une autre requête se fait jour : l’ « organisation » de l’opposition, qui doit répondre à un agenda. Elle doit être « représentative », sans que quiconque soit en mesure de préciser les critères de cette « représentativité » aux yeux de ceux qui la réclament.  Elle doit prendre des positions sur les dossiers iraniens et israéliens. Elle doit se prononcer sur l’islam en politique, sur les minorités, etc. Tant que n’aura pas été produite une plateforme détaillée concernant la période qui s’ouvrira avec le départ de Bachar, aucune aide réelle et sérieuse ne sera envisagée. Pour ne pas se méprendre, ce que les puissances dites « amies » de la Syrie exigent de l’opposition équivaut à des engagements constitutionnels et politiques.

La communauté internationale et la Syrie

Mais la réalité du terrain met en échec les espoirs des puissances occidentales. Leur stratégie du ni-ni (ni intervention, ni soutien) ne modifie en rien l’attitude de Bachar al-Assad, qui se gausse des mesures de boycott. L’embargo que l’Occident lui impose offre un argument supplémentaire à sa propagande de « martyr de l’impérialisme ». Il l’autorise à contrôler intégralement les circuits de marchandises. Il ne nuit nullement aux sources de sa puissance. Les armes affluent dans son camp, de même que les finances. Pourtant, en février 2012, ne parvenant pas à mettre un terme à une révolution qui, oubliée du monde, continue chaque semaine de s’étendre, il décide de noyer les villes de son pays sous un déluge de bombes. La crise se transforme. Née d’une révolte, exprimée par des manifestations, elle se double désormais d’un enjeu humain considérables : par dizaines de milliers, des Syriens sont jetés sur les routes. Les déplacements se multiplient et se répètent, d’un refuge à l’autre. Après avoir épuisé les ressources locales, leur exode les conduit dans les pays voisins. Les campagnes turques, le désert jordanien et les champs de la Bekaa les accueillent. Les chiffres gonflent rapidement, à mesure que la répression gagne de nouvelles villes et que les armes utilisées se font plus lourdes et plus meurtrières.

Kafr Nebel remercie Obama et les autres

L’Occident ne peut rester inerte. En Europe, en mars 2012, les débats vont bon train. Deux orientations se dessinent parmi les experts et les diplomates : l’une réfléchit à une réponse politique ; l’autre propose une réponse strictement humanitaire. La mise en oeuvre de la réponse politique apparaît compliquée : intervenir, oui, mais pourquoi, de quelle manière et au côté de qui ? Elle est vite oubliée… si tant est qu’elle ait jamais été réellement étudiée. Faute d’alternative, la Syrie est donc abandonnée aux humanitaires. Le Bureau de la Coordination des Affaires Humanitaires du Secrétariat de l’ONU se réforme. Il envoie un nouveau missionnaire pour tenter d’imposer à Bachar al-Assad un agenda : il doit ouvrir les voies d’accès aux populations martyres. Feignant d’ignorer la nature politique du régime et évitant de s’interroger sur ses agissements, les ONG et organismes de l’ONU se déploient en Syrie en faisant montre de « neutralité ».

C’est du moins ce qu’ils prétendent. Ils ne souhaitent pas prendre position entre les deux camps, mais accéder aux populations en détresse. Bachar al-Assad s’empare de ce nouveau cadeau. Chaque déplacement, chaque initiative, chaque intervention est longuement négocié avec les responsables syrien, qui conditionnent leur acceptation ou leur refus à la décision prise en coulisse par les moukhabarat. Charriant avec elle de juteuses rémunérations à l’intention des hommes du régime, l’aide humanitaire permet à la répression de se poursuivre de manière méthodique, tout en évitant l’apparition d’une famine généralisée. La « neutralité » impose en effet de ne discuter… qu’avec Damas, et non avec les instances représentatives de l’opposition. La « solution Kivu » prend forme : absence de toute initiative destinée à trouver une solution au problème politique posé par l’existence et les agissements du régime de Bachar al-Assad ; fourniture par les Etats « Amis du Peuple Syrien » d’une aide mesurée aux populations, auxquelles l’accès est conditionné par le seul bon ou mauvais vouloir de Bachar al-Assad.

Aide à la Syrie (Ali Farzat)

Où en sommes-nous aujourd’hui ? 14 ONG et les principaux départements de l’ONU – le PAM, l’UNHCR, l’UNICEF, etc. – observent et pondent des rapports sur la situation. Elles disent vouloir panser les plaies et répondre aux besoins. Mais elles ne disposent ni des capacités techniques ni des possibilités politiques qui lui permettraient de le faire réellement. Les Syriens continuent de fuir. Leur avenir s’annonce de plus en plus sombre. On évoque aujourd’hui, pour la fin de 2013, le chiffre de 10 millions de Syriens déplacés, soit près de la moitié de la population du pays ! Mais, une fois encore, la réponse occidentale est placée face à ses contradictions. Quelles que soient les sommes injectées, elles restent insuffisantes pour atténuer les tensions auxquelles l’afflux des réfugiés soumet de plus en plus les pays avoisinants.

Pour le dire plus clairement : il ne suffit pas de dépenser des centaines de millions d’euros d’aide interne, puisque l’ONU n’est pas parvenue à réunir le milliard et demi promis, et puisque son fonctionnement même absorbe quotidiennement des sommes colossales en Syrie. Il ne suffit pas de « faire l’aumône » à quelques organismes en charge de colmater les situations les plus critiques. Il ne suffit pas de procéder à d’importants transferts financiers à destination des pays d’accueil, dont certains, la Jordanie en particulier, se montrent habiles à négocier le « prix du Syrien hébergé ». La crise se poursuit. Elle s’accélère. Elle menace de déstabiliser de nombreuses régions. Les premières réponses émergent. La Turquie ferme sa frontière avec un mur. Elle interdit aux réfugiés de sortir des camps. Elle exige d’eux l’engagement formel, s’ils repartent en Syrie, de ne plus revenir. Le Liban, qui s’est illustré par une négation du problème des réfugiés, connaît une forte inflation par effets mécaniques. Aucun de ces pays ne peut envisager de tenir longtemps comme cela.

Dessin de Khaled Jalal

La question est donc à nouveau posée. Va-t-on dépenser des millions d’euros pour colmater une crise humanitaire qui menace, en durant et en s’étendant au-delà des limites de la Syrie, de déstabiliser l’ensemble de la région ? Doit-on attendre pour réagir que les Syriens, incapables de survivre dans les no man’s land des zones frontières, se ruent vers les eldorados de l’Europe ? Il est hypocrite de considérer que ces populations ne vont pas se mouvoir prochainement sur de plus grandes distances. En l’absence de solution locale, pourquoi demeuraient-elles dans des camps quand elles auront l’occasion de les fuir ?

Il faut regarder la réalité en face. L’Occident a cru pouvoir compenser son indécision et son indifférence aux malheurs des Syriens en leur octroyant de maigres aumônes. Elle sera – elle est déjà… – rattrapée par la « question syrienne », qui n’est pas seulement une crise humanitaire mais qui est d’abord et avant tout un défi politique. Aucune solution durable et pérenne ne peut voir le jour sans le règlement des enjeux politiques. Cela suppose une attitude forte de la part de ceux qui se prétendent les « Amis du Peuple Syrien ».

Évitons de créer un nouveau Kivu…. aux portes de l’Europe !

source : http://syrie.blog.lemonde.fr/2013/06/10/non-a-la-solution-kivu-en-syrie/

date : 10/06/2013