On ne pourra plus dire que l’on ne savait pas – Par Natalie Nougayrède

Article  •  Publié sur Souria Houria le 6 juin 2013

Des combattants rebelles sont soignés après avoir inhalé des gaz chimiques sur le front de Damas, le 14 avril.

L’édito du « Monde ». La preuve en est désormais apportée. De manière scientifique et irréfutable. Des armes chimiques ont bel et bien été employées en Syrie : des agents de la catégorie des substances prohibées par la convention sur l’interdiction des armes chimiques, datant de 1993. Le régime de Bachar Al-Assad a eu recours, lors d’attaques contre l’opposition armée et la population dans laquelle celle-ci se fond, à des gaz toxiques contenant du sarin, puissant neurotoxique.

Après des mois d’hésitation ou de déclarations alambiquées des pays occidentaux, la France est devenue, mardi 4 juin, le premier Etat à faire publiquement ce constat, avec « certitude ». Le ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius, l’a annoncé : « La France a désormais la certitude que le gaz sarin a été utilisé en Syrie à plusieurs reprises et de façon localisée. » Il a ajouté que, dans un cas précis et documenté, il n’y avait « aucun doute » que « le régime et ses complices » étaient responsables du crime.

Le Foreign Office britannique a affirmé dans la foulée détenir lui aussi des preuves d’usage d’armes chimiques. A Washington, en revanche, la prudence reste de mise : le porte-parole de la Maison Blanche estime que d’autre éléments doivent encore être réunis avant toute conclusion définitive.

La déclaration officielle française est spectaculaire. Elle est de nature à changer la donne dans le dossier syrien. Mais pourquoi une telle annonce maintenant ?

1. Les autorités françaises peuvent alléguer ne pas avoir disposé plus tôt – c’est-à-dire avant ces derniers jours – d’éléments suffisamment probants. Il est permis d’en douter. Alors que les signaux d’emploi d’armes chimiques se multipliaient depuis l’année dernière et que ce sujet mobilisait les moyens considérables de services de renseignement de plusieurs pays occidentaux – tout porte à croire qu’il y a eu, en particulier de la part de l’administration Obama, une volonté de temporiser. L’objectif étant de ménager une relance de la diplomatie par la préparation d’une conférence dite « Genève 2 ». Le dossier chimique venait compliquer singulièrement cette stratégie nécessitant une étroite coopération avec les Russes.

2. Les autorités américaines semblent avoir en conséquence demandé à leurs partenaires britanniques et français de ne pas faire de déclaration définitive susceptible d’entraver des pourparlers. D’autant que les déclarations faites depuis l’été 2012 par Washington, Londres et Paris, indiquant que le recours aux armes chimiques pourrait déclencher une intervention en Syrie, risquaient de placer les uns et les autres devant de considérables contradictions, voire des reculades avérées. M. Fabius a déclaré, mercredi 5 juin, qu’il y avait « incontestablement » un « franchissement » de cette ligne.

3. Le travail effectué par deux journalistes du Monde ayant rapporté de Syrie, dans des conditions périlleuses, des échantillons de sang, d’urine et de cheveux prélevés sur des victimes d’armes chimiques a constitué un important facteur – à la fois accélérateur et contraignant pour les autorités françaises.

Soyons clairs sur la démarche du Monde, qui peut soulever, ici ou là, la question du rapport entre médias et Etat. L’un des faisceaux de preuves brandies par les autorités françaises repose sur les échantillons rapportés de Syrie par nos reporters. Le Monde a réalisé ses reportages à Damas de manière entièrement indépendante et clandestine, sans d’ailleurs fixer comme objectif initial une enquête sur le chimique.

C’est en constatant sur place l’ampleur de l’utilisation de gaz toxiques que nos journalistes ontdécidé qu’ils devaient tenter de sortir du pays des échantillons, destinés à être expertisés. Le Monde a ensuite décidé de confier ces échantillons aux autorités françaises. Pour une raison simple : le seul laboratoire en France habilité à établir de manière incontestable la nature des substances transportées dépend de la Délégation générale de l’armement. Le Monde a parallèlement obtenu un engagement formel, par écrit, des autorités françaises, selon lequel il aurait accès à l’intégralité des résultats des analyses.

Le Monde considère qu’il est au service de l’établissement des faits et qu’il ne peut en aucune manière contribuer à dissimuler une éventuelle preuve de crime de guerre ou d’utilisation d’armes chimiques. Nous savions aussi que, en cas de doute sur l’authenticité des résultats qui nous seraient transmis, nous poursuivrions l’enquête. Les autorités françaises ont joué la transparence et on ne peut que s’en féliciter. Dans le cas inverse, l’affaire aurait potentiellement relevé d’un mensonge d’Etat.

Est-ce un tournant ? La France, tout en déclarant désormais que « toutes les options sont sur la table », renvoie le dossier à une commission d’enquête de l’ONU dont la capacité à mener à bien son travail est des plus compromises. La priorité est clairement de sauver l’option diplomatique, quelles que soient les contradictions des uns et des autres sur les « lignes rouges ». L’administration Obama agit avec, à l’esprit, comme contre-exemple absolu, la guerre d’Irak, déclenchée sans légitimité onusienne et sur la base d’allégations mensongères sur des armes de destruction massive. Mais, s’agissant du chimique en Syrie, on ne pourra plus dire, désormais, que l’on ne savait pas.

Source: http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2013/06/05/on-ne-pourra-plus-dire-que-l-on-ne-savait-pas_3424408_3218.html