Paris a payé la dette de sang des dictateurs arabes – Jean-Pierre Filiu

Article  •  Publié sur Souria Houria le 20 janvier 2015

Cette invasion a durablement fragilisé la sécurité du continent européen, en instaurant au cœur du Moyen-Orient un «trou noir» propice à toutes les déstabilisations. Elle a aussi consolidé les despotes arabes, qui ont pu se poser en seuls remparts contre Al-Qaeda auprès des Occidentaux, tout en agitant le spectre du chaos irakien en direction des peuples arabes. La France a payé le prix, une décennie plus tard, de la catastrophique expédition de l’administration Bush. S’y ajoute le coût exorbitant de la passivité de l’administration Obama à l’égard des dictatures de Syrie et du Yémen. Dans ces deux pays, Washington mène une campagne de bombardements aériens contre les implantations jihadistes. Loin d’avoir affaibli Daech en Syrie et Al-Qaeda au Yémen, ces raids aériens n’ont fait qu’y renforcer les organisations terroristes, auréolées de leur «résistance» aux Etats-Unis, sur fond de lourdes pertes «collatérales» dans la population locale.

Bachar al-Assad à Damas et Ali Abdallah Saleh à Sanaa ont systématiquement encouragé la menace jihadiste, afin d’engranger l’indulgence politique des Etats-Unis, voire, dans le cas du Yémen, une assistance considérable, détournée au profit de la garde prétorienne du despote. Les démocrates syriens et yéménites, partout en première ligne face aux bourreaux du jihad, ont été purement et simplement abandonnés. Et Saleh, contraint de quitter la présidence en février 2012 en contrepartie d’une immunité garantie pour tous ces crimes, prépare son grand retour en jouant avec le feu jihadiste aux dépens de la transition yéménite, désormais bien compromise. Les services d’Assad avaient organisé, en février 2006, l’attaque des ambassades du Danemark et de France à Damas, après la reproduction dans Charlie Hebdo des caricatures du prophète Mahomet. Ils avaient même été accusés d’avoir «pimenté» ces caricatures par une représentation porcine, afin de jeter encore de l’huile sur le feu. Dans un pays où aucune manifestation libre n’est tolérée par le régime, ces manifestations bien peu spontanées avaient été analysées comme une riposte à la politique, très hostile à Assad, du président Chirac.

Chérif Kouachi, qui a perpétré avec son frère, Saïd, la tuerie de Charlie Hebdo, était dès 2004 fasciné par Boubaker al-Hakim, son mentor de la filière des Buttes-Chaumont. Boubaker al-Hakim avait maintes fois transité par la Syrie lors de ses trajets entre la France et la «terre de jihad» irakienne. Durant toute cette période, les services d’Assad apportaient une aide décisive aux jihadistes irakiens, ne serait-ce que pour enliser dans le pays voisin une armée irakienne ainsi éloignée de la Syrie.Un récent reportage du Guardian («Isis, the Inside Story») a d’ailleurs démontré la contribution déterminante des services syriens à la consolidation de Daech.

Kouachi et Hakim, arrêtés tous deux par la police française en 2005, condamnés en 2008, conservent des liens étroits après leur libération. Autant Hakim doit agir dans la clandestinité dans la Tunisie post-Ben Ali, autant il circule librement dans la Syrie d’Assad, où il devient un cadre important de Daech. Même chose pour Chérif Kouachi, qui retrouve son frère Saïd au sein d’Al-Qaeda au Yémen en 2011, année où le président Saleh ordonne à son armée de livrer des villes entières à Al-Qaeda et d’y abandonner son arsenal. Pour ces despotes, qui refusent la moindre concession à leur peuple soulevé, peu importe qu’une grande partie de leur territoire passe sous le contrôle des jihadistes. L’essentiel pour les dictateurs est de préserver leur pouvoir absolu à la tête de l’Etat et de continuer d’y accaparer les prébendes qui en découlent.

En août 2013, malgré les bombardements chimiques de Damas, les Etats-Unis brisent l’élan de la France, déterminée à frapper le régime Assad. Cette complicité passive de l’Occident entraîne une progression exponentielle des «montées au jihad» au profit de Daech. La propagande jihadiste a, en effet, beau jeu de dénoncer l’hypocrisie du discours occidental sur les droits de l’homme et d’affirmer que seuls les musulmans peuvent protéger d’autres musulmans. L’intervention qui aurait alors pu se dérouler, ponctuelle et coordonnée avec l’opposition syrienne, aurait été bien plus efficace et bien moins complexe que celle qui s’imposera bientôt pour tarir à la source le vivier jihadiste. Intervention qui s’imposera à moins que le sort d’Assad, nouvelle star de la presse people autour de Noël, ne pèse plus que la sécurité des Françaises et des Français.

Entendons-nous bien : il ne s’agit nullement de renouveler la désastreuse erreur de 2003 en Irak, mais d’assister à terre et dans les airs les forces qui sont déjà parvenues à repousser Daech, en janvier 2014, hors d’Alep et du nord-ouest de la Syrie. Toutes les dispositions prises sur le territoire national, voire coordonnées à l’échelle européenne, ne parviendront pas à endiguer la menace terroriste tant qu’elle restera systématiquement alimentée par les dictateurs arabes.

L’alternative est aussi simple que cruelle. Soit Assad et les jihadistes, avec fatalement d’autres attentats sur le continent européen. Soit, enfin, le sursaut, au bout de près de quatre ans de passivité coupable.

source : http://www.liberation.fr/monde/2015/01/15/paris-a-paye-la-dette-de-sang-des-dictateurs-arabes_1181429

date : 15/01/2015