« Plus longtemps on gardera Assad, plus dangereux deviendra Baghdadi » – Interview avec Jean-Pierre Filiu – par Antoine Ajoury/OLJ

Article  •  Publié sur Souria Houria le 5 septembre 2014

Pour Jean-Pierre Filiu, le président syrien ne peut plus prétendre qu’il va plonger la région dans le chaos plutôt que se retirer ; la région est d’ores et déjà dans le chaos.

Le péril jihadiste de l’État islamique (EI, ex-Daech) fait tache d’huile non seulement au Proche-Orient, mais il menace désormais l’Occident avec le retour des combattants radicaux dans leur pays. Une conjoncture considérée comme une aubaine pour le régime de Damas qui tente désespérément de présenter son président comme le dernier rempart contre le terrorisme. Pour d’autres, Bachar el-Assad n’est qu’un pompier-pyromane, responsable non seulement du bain de sang dans lequel son pays est plongé depuis trois ans, mais aussi – directement ou indirectement – de l’expansion fulgurante des mouvements radicaux en Syrie. De ce fait, peut-on considérer Assad comme faisant partie du problème ou de la solution? Faut-il le soutenir ou le marginaliser ? Pour comprendre ces enjeux, le professeur Jean-Pierre Filiu, spécialiste du jihadisme, répond aux questions de L’Orient-Le Jour.

OLJ : Après avoir rapidement réagi à la menace jihadiste contre les Kurdes, les Américains commencent à songer à frapper l’EI en Syrie. Comment expliquez-vous ce retournement ? Est-il crédible ?
JPF : L’administration Obama a fait preuve d’un tragique aveuglement depuis des années, en Syrie comme en Irak. Son refus d’accompagner la France dans des frappes ciblées, au lendemain du carnage chimique de Damas, en août 2013, a littéralement ouvert la voie aux monstres. Et, dans la tourmente actuelle, les monstres des dictatures nourrissent un monstre jihadiste, le soi-disant « État islamique » (EI), qui a fini, grâce à eux, par représenter un danger sans précédent. La réaction américaine, tardive, a été directement causée par l’effondrement des défenses kurdes en Irak. À ce stade, cela reste trop peu, trop tard.

 

Alors que Moscou tente de renflouer Assad pour en faire un partenaire incontournable dans la lutte contre les radicaux islamistes, les Occidentaux semblent résister jusqu’à présent à cette option. Quelles en sont les raisons ?
Poutine est encore plus aveugle qu’Obama, ce qui n’est pas peu dire, car le maître du Kremlin a purement et simplement adopté la vision de Bachar el-Assad. Il n’a pas encore compris qu’Assad n’a pas plus d’« armée nationale » que (l’ex-Premier ministre irakien) Nouri el-Maliki n’en n’avait une. Il s’agit dans les deux cas de bandes surarmées, par la Russie en Syrie, par les États-Unis en Irak, qui n’ont aucun sens de l’intérêt national, mais qui s’écroulent, comme on l’a vu à Mossoul, face à un adversaire bien plus faible en nombre, mais déterminé. Les premiers succès contre l’EI n’ont pu survenir en Irak qu’après le départ de Maliki. Il est grand temps que chacun comprenne qu’il en sera de même en Syrie, où les jihadistes ne cesseront de se renforcer que lorsque Assad sera évincé du pouvoir. Seuls les révolutionnaires ont été capables de défaire les commandos de l’EI à Alep et à Idleb, puis de les en refouler. Assad, lui, ne peut même pas sauver à Tabqa une de ses bases aériennes les mieux gardées !

 

(Lire aussi: Obama peut-il vaincre l’État islamique en s’en tenant à sa doctrine ?)

De paria il y a juste un an, surtout avec les soupçons d’usage d’armes chimiques contre sa propre population, plusieurs observateurs voient désormais Assad comme un grand gagnant, sur le terrain, politiquement et diplomatiquement. Pensez-vous que les Occidentaux perçoivent Assad différemment après l’avancée de l’EI ?
La crédibilité d’Assad a totalement disparu aux États-Unis comme en Europe, y compris dans les cercles minoritaires qui étaient prêts à le voir comme un rempart contre el-Qaëda. Mais les manœuvres grossières du tyran de Damas ont dégoûté les plus indulgents. En outre, l’accomplissement du désarmement chimique prive Assad de son dernier moyen de chantage. Il ne peut plus, non plus, prétendre qu’il va plonger la région dans le chaos plutôt que se retirer car la région est d’ores et déjà dans le chaos. Enfin, la victoire, au moins symbolique, de ses ennemis du Hamas à Gaza affaiblit toute sa propagande sur la « résistance » face à Israël. Je crois que, même à Moscou, les doutes sur Assad deviennent préoccupants.

Que l’EI soit une création du régime syrien, ou bien que ce dernier ait encouragé sa progression en Syrie, on voit aujourd’hui qu’Assad profite à fond de la menace jihadiste pour se positionner en barrage contre les islamistes radicaux. Quel est selon vous le meilleur moyen de décrédibiliser les ambitions d’Assad et de déconstruire ses arguments ?
Je suis historien, donc attaché à l’étude minutieuse des faits. Or ceux-ci sont têtus et incontestables : avant qu’Assad n’accuse la révolution de mars 2011 d’être manipulée par el-Qaëda, il n’y avait pas un seul jihadiste en Syrie ; les attentats-suicide ont débuté durant l’hiver 2012, au moment même où la Ligue arabe tentait de mettre en œuvre son « plan de paix » en Syrie ; enfin, les bombardements gouvernementaux contre l’EI n’ont commencé que très récemment, alors qu’au moins deux mille personnes ont été tuées par la campagne de « barils » du régime sur des quartiers d’Alep pourtant libérés de l’EI depuis janvier dernier. Assad et Baghdadi sont les deux faces du même monstre. Plus longtemps on gardera le premier, plus dangereux deviendra le second.

 

 

*Jean-Pierre Filiu est professeur des universités en histoire du Moyen-Orient contemporain à Sciences Po (Paris). Il a aussi été professeur invité dans les universités américaines de Columbia (New York) et de Georgetown (Washington). Il a notamment publié « La Véritable histoire d’el-Qaëda » (Pluriel, 2011) et « Je vous écris d’Alep » (Denoël, 2013).

 

source : http://www.lorientlejour.com/article/883339/-plus-longtemps-on-gardera-assad-plus-dangereux-deviendra-baghdadi-.html

date : 29/08/2014