« Politique et apolitisme nihiliste : à propos du front Al-Nusra et de la coalition internationale antiterroriste » – par Yassine Al Hajj Saleh
Il n’est nul besoin que le divorce du Front al-Nusra [Jabhatu-l- nuçra] d’avec Al-Qâ‘ida ait été entraîné par de réelles dissensions intellectuelles et politiques pour qu’il représente une fenêtre ouvrant vers le politique – une fenêtre qu’il importe d’ouvrir plus largement et dont il importe de tirer parti.
Al-Qâ‘ida et les courants salafistes djihadistes, de manière générale, sont des formations militaro-religieuses aux yeux desquelles les notions d’État, de société et de politique propres au monde contemporain n’ont aucune valeur.
Mais celui-ci, représenté par ses grandes puissances, n’a jamais montré, à aucun moment, qu’il était prêt à ouvrir à ces formations la porte de la justice et/ou celle de la politique.
De même, l’on n’a jamais entendu un responsable occidental ou international dire, à aucun moment, qu’il nourrissait certaines réserves quant au recours à la seule éradication comme méthode de « dialogue » avec les djihadistes, ni en appeler à la création d’un cadre juridique international spécial chargé de juger leurs crimes (en l’occurrence, des juridictions spéciales et des tribunaux d’exception), ce qui aurait pourtant correspondu aux principes de la justice, ou à encourager ces groupes à prendre le chemin du politique et à faire preuve d’un degré minimal d’engagement vis-à- vis du reste du monde, c’est-à- dire à sortir de leur nihilisme politique, de leur apolitisme.
De même, l’on n’a jamais entendu, y compris de la part des organisations internationales de protection des droits humains ou de celle de l’Organisation des Nations Unies des propos rappelant que l’extermination ne doit pas être la seule façon de se comporter à l’égard d’organisations telles qu’Al-Qâ‘ida et Dâ‘esh.
L’on n’a pas non plus entendu, à aucun moment, s’élever la voix d’intellectuels, tant en Occident que dans nos pays, qui se seraient opposés au fait que l’on affronte des formations éradicatrice par l’éradication ou qui auraient dit que l’extermination des exterminateurs est une forme de vile justice relevant de la loi du Talion (« œil pour œil, dent pour dent »).
Dans notre cas, les écrivains et les journalistes ont de fait tendance à se faire concurrence à qui intègrera le premier cette logique éradicatrice et à attiser des politiques fondées sur celle-ci, saluant ce qu’ils considèrent être les vraies forces éradicatrices mondiales et vouant aux gémonies ceux qui ne pensent pas comme eux.
Or, cette méthode est contestable, elle est elle-même politiquement et moralement nihiliste et elle ne saurait représenter une alternative au nihilisme djihadiste ni un quelconque socle commun pour une coalition mondiale libératrice qui nous permettrait de l’affronter.
Au contraire, une des puissantes racines du salafisme djihadiste est précisément le nihilisme politique que les grandes puissances dominantes mondiales, en particulier le couple fusionnel américano-israélien, ont fait apparaître face à nos problèmes, à savoir ce nihilisme consistant à exclure constamment, et pour ainsi dire par principe, toute négociation sérieuse et toute solution politique aux conflits répétés avec ces forces (la Palestine, depuis toujours, et l’Irak des années 1990 en sont les meilleurs exemples) et à miser a contrario sur la force et sur des politiques de la force.
Une autre racine du salafisme djihadiste tient au fait que nos États existants sont, dans leurs relations avec leurs gouvernés, des copies conformes du système de domination mondiale: ces États refusent toute négociation avec eux, ils ne recherchent de solution politique à aucun problème général ni ils ne traitent les protestations pacifiques des populations autrement que par la violence.
Le nihilisme originel n’est pas seulement uniquement le djihadisme salafiste insurgé contre le monde et contre le politique, ce sont aussi, fondamentalement, et à égalité, le régime mondial extrémiste de domination et le régime local extrémiste de domination. Aujourd’hui, il n’est pas vrai que ce régime ne puisse faire autre chose que de traiter des organisations incontestablement extrémistes et violentes en leur opposant de fait sa propre logique violente.
C’est le contraire qui est vrai : les régimes extrémistes locaux et le régime extrémiste mondial de domination sont fidèles à eux-mêmes, à leurs vieilles habitudes et à des instincts ataviques antérieurs à l’existence du salafisme djihadiste, alors qu’ils ne réservent à ces courants d’apparition récente que tueries, éradication totale et extermination. Le concept de terrorisme n’a été forgé de A jusqu’à Z qu’aux seules fins de tenir le politique à l’écart et de légaliser l’extermination.
C’est précisément pour cela que le fait que le Front Al-Nusra ait fait sécession d’Al-Qâ‘ida semble représenter un danger plutôt qu’une opportunité.
Nous avons assisté, par le passé, à ce processus au moindre détail près, vis-à-vis de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP), qui était bien entendu accusée d’être terroriste, et qui, à chaque fois qu’elle faisait montre d’une velléité politique, finissant par bannir la lutte armée et par reconnaître l’existence d’Israël et sa légitimité, avait été confrontée à l’irrédentisme et à la monopolisation : l’on assista à la mise en doute de la sincérité de ses annonces et on la frappa militairement afin de la pousser à l’extrémisme ou afin que des groupes extrémistes en fissent défection, le tout, afin que les extrémistes américains et les extrémistes israéliens pussent protéger leur extrémisme ancestral auquel ils n’avaient jamais dérogé. Cette façon de claquer la porte du politique au nez d’une force nationaliste laïque eut pour effet de faire monter les actions des organisations islamistes dont la constitution religieuse rejoignait certaines nécessités de faire de la surenchère en matière de non reconnaissance du politique. Et même lorsque certaines de ces organisations empruntèrent le chemin du politique, comme le fit le Hamas, on leur ferma la porte au nez et les États-Unis et l’Union européenne refusèrent d’entériner les résultats des élections palestiniennes de 2006. Qui, par conséquent, est le nihiliste, et qui le politique ? Qui observe les règles de la démocratie et qui a recours à la force et ne se contente qu’une d’une soumission totale ?
La scission du Front de Libération de la Syrie [Jabhat Fath-al-Shâm] (Al-Nusra, anciennement) d’Al-Qâ‘ida n’est pas une séparation effective. C’est très juste. Il serait inutile de perdre du temps à en apporter la démonstration. Mais que fait un homme politique sérieux si ce n’est profiter d’occasions rares comme celle-ci pour pousser dans un sens susceptible d’éloigner Fath al-Shâm du programme originel d’Al-Qâ‘ida ? Il est évident que la décision formelle qu’a annoncée le dirigeant d’Al-Nusra Abû Muhammad Al-Jûlânî, qui avait d’ailleurs dévoilé son visage et son véritable nom pour l’occasion, avait été prise sous la pression de forces régionales, parmi lesquelles vraisemblablement le Qatar et la Turquie, ce qui signifie qu’il y a des possibilité d’exercer des pressions sur ce groupe et qu’il n’est donc plus tout à fait une force sauvage échappant à tout contrôle.
C’est là, du point de vue de la politique, une occasion, même si les partisans d’Al-Nusra y ont été contraints. Quoi qu’il en soit, partout, la politique est fille de contraintes, même s’il faut toujours composer avec nos obligations et s’il faut transformer celles-ci en choix « libres ». Si la politique est un espace entre la contrainte et le choix, entre la crainte des conséquences et l’aspiration à des acquis, nous élargissons cet espace lorsque nous facilitons la transformation de la contrainte en acceptation et celle de la crainte de l’isolement en participation à des acquis fédérateurs.
C’est pourquoi il convient de ne claquer la porte du politique au nez de personne afin que personne ne devienne sauvage comme le fait un chat cerné. Lorsque les puissants mondiaux et locaux ne cessent de vous exclure du politique et du monde, comment, pourriez-vous me le dire, ne vous retourneriez-vous pas et contre le politique et contre le monde ?
Ce que je veux dire, c’est qu’il est indispensable d’ouvrir la porte du politique aux nihilistes politiques du genre des membres d’Al-Nusra ou même d’Al-Qâ‘ida, ne serait-ce qu’afin qu’ils puissent entrer décisivement dans le politique, ou à tout le moins de diviser leurs rangs et d’affaiblir les plus extrémistes d’entre eux.
Or, ce qu’il se produit actuellement, c’est le contraire : l’on oppose à deux organisations différentes, et même ennemies, Dâ‘ish et Al-Nusra, une même politique hostile. Ce refus de tenir compte des différences existant entre ces deux formations revient à récompenser la plus extrémiste des deux, ce qui relève très précisément du nihilisme politique.
Cette voie nihiliste ne résulte pas d’un trouble cognitif chez le cartel de la « guerre contre la terreur », les Américains, les Russes et ceux qui marchent dans leurs brisées. Elle ne découle pas non plus d’une nécessité dirimante : c’est un choix politique. Du point de vue des combattants antiterroristes unis, le divorce formel de Jabhat al-Nusra d’Al-Qâ‘ida n’est pas une occasion pour une avancée politique : au contraire, à leurs yeux cela ouvre à de nouveaux dangers une porte qu’il importe de refermer au plus vite. Cela, parce que les membres du cartel des combattants antiterroristes ne veulent pas de la politique et ne sont pas concernés par des solutions politiques qui impliquent nécessairement un échange, des concessions réciproques et des conciliations entre des exigences contradictoires. Il y a chez les combattants contre le terrorisme un excédent de force. Or, la politique neutralise cet excédent et elle donne jusqu’à des gens comme nous une parole en matière de choses publiques. Cette entrée dans le politique par la grande porte ne convient pas aux forces de domination nihilistes telles que l’administration américaine et le régime russe, ainsi bien sûr que les caciques du régime Assad et leurs maîtres. Ces gens-là ont besoin d’un méchant extrémiste derrière lequel dissimuler leurs méfaits à eux, et leur extrémisme à eux, et leur volonté d’intégrer la cause syrienne à leur guerre contre le terrorisme. À elle seule, Dâ‘ish ne suffit pas : elle diffère en tous points de ceux qui résistent à l’État assadien, contrairement à Al-Nusra/Fath al-Shâm.
Ce que l’on vise, en réalité, c’est le fait de mettre les forces de la résistance à l’État assadien sous pression afin qu’elles perdent totalement l’indépendance de leur volonté politique et qu’elles obtempèrent aux plans des puissants, comme cela s’était produit, à la fin, en ce qui concernait le Fatah palestinien. Cela, sans que s’imposent à l’État assadien des engagements d’aucune sorte, comme aucun engagement sérieux ne s’était imposé à Israël lorsque le Fatah se soumit à lui à la suite de la signature de l’accord d’Oslo.
Il y a de cela quinze ans, se produisirent des attaques islamistes nihilistes à New York et à Washington. Ces attaques étaient, selon moi, une réponse en retard de près d’un tiers de siècle à la défaite [arabe] de juin 1967 et à l’enchaînement des humiliations auxquelles le monde arabe avait été exposé, parmi lesquelles le siège et l’occupation de Beyrouth, en 1982, qui a occupé une grande place dans la formation de la personnalité d’un jeune homme à l’époque âgé de vingt-cinq ans, un certain Oussama Ben Laden.
Aucune raison sérieuse ne peut nous laisser penser que la destruction de la société syrienne et l’humiliation énorme des Syriens resteront sans conséquence.
Cela ne serait pas conforme à la manière dont les hommes sont faits. Quand la justice ne se réalise pas sous une forme consciente et délibérée, protégeant la vie et la dignité humaines, elle a tendance à se réaliser sous une forme nihiliste aveugle échappant à tout contrôle et n’épargnant ni les vies des hommes ni leurs réalisations concrètes.
C’est la leçon que nous ont administrée les attentats du 11 septembre 2001. Encore conviendrait-il de la méditer.
Traduit de l’arabe par Marcel Charbonnier.