Portraits de Syriens: « Je n’ai plus d’ambition, mes choix seront dictés par les circonstances » – par Hala Kodmani

Article  •  Publié sur Souria Houria le 5 novembre 2013

Raqqa (Syrie)- Rana, la lycéenne, se montre reconnaissante envers son père, avocat à l'esprit libéral, qui préfère qu'elle sorte toute chevelure dehors dans une ville où 99% des femmes et des jeunes filles sont voilées M. Abdelaziz

Rana, lycéenne de 16 ans, prépare très sérieusement son bac dans un institut privé de Raqqa sans savoir si, où et quand elle pourra présenter les épreuves, ni pour quoi faire…

Raqqa, grande ville du nord de la Syrie, est administrée depuis le mois de mars par la rébellion. Notre envoyée spéciale a rencontré quelques-uns de ses habitants qui témoignent sur leur vie quotidienne à l’heure du pouvoir djihadiste. Pendant une semaine, L’Express vous livre ces tranches de vie. Aujourd’hui, une bachelière.

La concentration accentue l’air triste que lui donnent ses yeux noirs naturellement cernés sur sa peau mate. A 3h du matin, à moitié couchée sur le canapé du séjour, elle est plongée dans la révision de son cours d’histoire pour l’examen blanc qui l’attend dans la journée. « En plus du programme du bac, il me faut rattraper la moitié de la première puisque les écoles ont fermé en mars, explique Rana. C’est un sacrifice pour mes parents, en ces temps difficiles, de payer l’institut privé où je vais depuis l’été. »

Pour cette benjamine d’une famille de quatre enfants, adolescence ne rime pas avec insouciance. A 16 ans, elle en est à sa troisième année de crise et de guerre en Syrie. Elle a manifesté en famille contre le régime de Bachar el-Assad. Elle a connu la douleur de perdre son professeur d’anglais, atteint par un obus au printemps dernier alors qu’il rentrait chez lui. « C’était l’un des meilleurs profs de Raqqa qui m’a suivi pendant quatre ans au collège puis au lycée », dit la bonne élève qui a fait toute sa scolarité dans l’enseignement public dans sa ville.

 

 

Elle a vécu « surtout le vide des journées sans horaires, à trainer à la maison avec mes deux frères ainés qui ont dû interrompre leurs études universitaires à Alep. La seule sortie quotidienne c’était au café internet pour communiquer par Facebook avec ma soeur qui travaille à Beyrouth. Depuis que j’ai commencé les cours, ça va mieux j’ai un rythme et un objectif: obtenir le bac ». Mais quel bac? A Raqqa, comme dans les autres zones qui ne sont plus sous le contrôle du régime de Damas, c’est l’incertitude. « Pour le moment je prépare le bac de l’éducation nationale mais je devrais aller passer les épreuves dans une ville loyaliste. On me dit que celui organisé par la Coalition d’opposition ici est maintenant reconnu par la Turquie et bientôt par d’autres pays. Alors peut-être… On verra, d’ici le mois de juin. C’est si loin. Et puis tout dépend de ce que je peux faire après… » A l’aise dans les matières littéraires, Rana hésitait entre des études de droit ou d’arts appliqués, elle s’avoue aujourd’hui « complètement désorientée »: « Je n’ai plus vraiment d’ambition car je sais que les choix me seront dictés par les circonstances ».

Rana se considère malgré tout privilégiée par rapport aux drames et aux pressions qu’elle constate autour d’elle: « Aujourd’hui, quand aucun membre de la famille n’est tué, blessé ou enlevé, il faut s’estimer heureux. » Elle se montre reconnaissante aussi envers son père, avocat à l’esprit libéral, qui préfère qu’elle sorte toute chevelure dehors dans une ville où 99% des femmes et des jeunes filles sont voilées. « Personne n’ose me faire la moindre observation dans la rue, même quand je marche seule, témoigne-t-elle. Pas seulement parce ma famille est connue dans le voisinage, mais parce qu’à Raqqa les gens ont toujours été ouverts et le restent, malgré les pressions des islamistes. »

source : http://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-moyen-orient/portraits-de-syriens-je-n-ai-plus-d-ambition-mes-choix-seront-dictes-par-les-circonstances_1291917.html

date : 24/10/2013