Portraits de Syriens: « Pourquoi aller en Arménie alors qu’on est chez nous ici? » – par Hala Kodmani

Article  •  Publié sur Souria Houria le 5 novembre 2013

Raqqa. Chrétiens et musulmans résident en bonne entente comme en témoigne ce cimetière mixte, chrétien et musulman. M. Abdelaziz

Araxi, 52 ans, pharmacienne arménienne de Raqqa où sa famille est établie depuis un siècle, résiste à l’idée de devoir quitter la ville sous pression.

Raqqa, grande ville du nord de la Syrie, est administrée depuis le mois de mars par la rébellion. Notre envoyée spéciale a rencontré quelques-uns de ses habitants qui témoignent sur leur vie quotidienne à l’heure du pouvoir djihadiste. Pendant une semaine, L’Express vous livre ces tranches de vie. Aujourd’hui, une Arménienne.

Araxi reçoit ses invités en fin d’après-midi sur sa belle terrasse au deuxième étage d’une maison en plein centre de Raqqa. Ses deux jeunes filles se relaient avec les plateaux de café, de thé puis de sirop de grenade. Elles sont rentrées toutes les trois, il y a quelques jours de Lattaquié. « J’espère rester cette fois-ci, » dit, sans avoir l’air de se plaindre, l’élégante veuve quinquagénaire aux cheveux teints en blond. Elle a fait plusieurs aller retours ces six derniers mois entre la grande ville côtière, à moins de 200 km, bien contrôlée par les forces de Bachar el-Assad et son Raqqa natal, tombée aux mains de la rébellion en mars dernier. Comme la plupart des Arméniens, qui figurent parmi les premiers habitants de cette ancienne bourgade, devenue capitale provinciale, elle s’est repliée par précaution avec sa famille « en attendant de voir… c’est le sort de tous les Syriens aujourd’hui. »

Elle n’a pas encore eu le temps de passer à la pharmacie qu’elle tenait avec son fils ainé de 27 ans, resté à Lattaquié. L’affaire familiale, ouverte par son beau-père dans les années 1960, est maintenant gérée par un employé. « Il y fait ce qu’il veut, de toute façon, avec la pénurie de médicaments et l’appauvrissement des clients, on ne peut plus compter sur les revenus de l’officine », observe la dame que les problèmes de survie matérielle ne semblent pas inquiéter. Elle peut compter sur les économies amassées pendant des années de travail au côté de son mari d’abord, puis seule en attendant que son fils soit diplômé de l’Université d’Alep.

 

 

« Les Arméniens ont été les premiers et longtemps les seuls commerçants et artisans à Raqqa », rappelle Araxi dont la famille, comme des centaines d’autres, s’est réfugiée dans la ville au lendemain des massacres de 1915 en Turquie. Elle se lance dans le récit familier des souvenirs de coexistence harmonieuse entre communautés depuis un siècle. « Quand j’étais enfant, notre maison communiquait avec celle de nos voisins musulmans par une fenêtre de la terrasse. Comme nous avions une vraie salle de bain avec chauffe-eau à mazout, ma mère nous lavait à la chaîne avec les cinq enfants des voisins qui passaient par la fenêtre. Pendant le Ramadan, nous mangions léger dans la journée pour pouvoir partager avec nos amis le repas de rupture du jeûne tandis que pendant la période de notre carême, on leur passait les plats de nos spécialités maigres par la fenêtre. »

 

 

Araxi écarte encore l’idée de quitter Raqqa: « Beaucoup de nos amis sont partis en Arménie. Il suffit d’aller se présenter à l’ambassade à Beyrouth pour obtenir un passeport. Mais pourquoi aller là-bas alors qu’on est chez nous ici. D’autant que le niveau de vie y est encore plus bas qu’en Syrie après deux ans de guerre. »

Quelques jours plus tard, la principale église de Raqqa était attaquée par les extrémistes de l’Etat islamique d’Irak et du Levant qui tiennent la ville. Araxi et ses filles ont dû repartir à Lataquié. « En attendant… »

source : http://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-moyen-orient/portraits-de-syriens-pourquoi-aller-en-armenie-alors-qu-on-est-chez-nous-ici_1291922.html

date : 20/10/2013