Pour Moscou, Damas est un copain parfait – par Zaki Laïdi
Depuis le début de la crise syrienne, les pays occidentaux ont à intervalles réguliers cru pouvoir infléchir la position de la Russie qui depuis mars 2011 soutient toujours le régime de Damas. Mais leurs espoirs ont été déçus. Dernièrement, un nouveau projet de résolution aux Nations unies a par avance été condamné par la Russie qui menace à nouveau d’user de son droit de veto. Pour elle, toute référence au chapitre VII de la charte des Nations unies, relatif aux menaces contre la paix, est inadmissible car susceptible d’ouvrir la voie à une intervention militaire. Comment expliquer le soutien acharné de Moscou à un régime condamné ?
La Syrie est un État avec lequel la Russie entretient des rapports très anciens qui remontent à l’émigration vers la Turquie et la Syrie des minorités circasiennes combattues par le pouvoir russe au XIXe siècle. Cet élément n’est naturellement pas fondamental puisque ces populations sont sunnites et n’entretiennent aucun particularisme confessionnel à la différence des Alaouites, des chrétiens ou des Kurdes. Mais ce facteur historique unique dans les relations entre la Russie et le monde arabe influence la perception russe de la crise syrienne : un chaos en Syrie suivi d’une victoire possible des islamistes aurait un impact potentiel sur le Caucase russe. L’émergence d’un islamisme syrien soutenu de surcroît par la Turquie viendrait réveiller le Caucase russe. La Syrie a d’ailleurs été longtemps un contrepoids à la Turquie surtout lorsque les relations turco-syriennes étaient mauvaises. Avec la chute du régime de Damas, Moscou verrait ainsi son flanc sud fragilisé. De fait, la chute du régime de Damas expulserait presque définitivement la Russie d’un Moyen-Orient ou en l’espace de 50 ans elle n’a accumulé que des déboires. Certes, on pourrait rétorquer que plus Moscou soutient Damas plus elle met en péril sa situation dans ce pays. Mais la Russie ne raisonne guère en ces termes. Une fois ses choix faits, elle s’y tient, en confondant délibérément action et inertie.
La Russie ne cherche nullement à s’adapter à un monde qui change. Elle veut revenir au monde d’avant en essayant de conserver tout ce qui reste de ce dernier. La Russie lutte contre son déclin non en se renouvelant ou en se développant mais en résistant par l’obstruction politique systématique. Au Moyen-Orient, le déclin soviétique avait commencé en 1971 lorsque l’ancien président Sadate décida de chasser les conseillers militaires soviétiques présents sur son territoire. Cet échec, les Russes furent incapables de le combler car dans la région l’Irak était trop imprévisible et l’Iran totalement incontrôlable. La Syrie offre de ce point de vue l’avantage politique d’être très prévisible et parfaitement contrôlable. Prévisible car les Syriens ont toujours su jusqu’où aller face à l’Occident ou face à Israël. Leur maximalisme s’est toujours conjugué avec un grand réalisme. À preuve le silence total observé par les autorités de Damas au lendemain de la destruction par Israël d’une centrale nucléaire en construction avec le soutien de la Corée du Nord. Prévisible donc. Contrôlable ensuite parce que la Syrie n’a au fond que très peu d’alliés en dehors de la Russie et l’Iran. Elle ne dispose d’aucune carte de rechange et ne cherche peut-être même pas à en avoir.
Sous Bachar el-Assad, la Syrie s’est ouverte à l’Occident qui croyait pouvoir la faire revenir dans son giron. Mais l’assassinat de M. Hariri au Liban a montré que les fondamentaux du régime syrien étaient toujours les mêmes. En réalité, l’ouverture vers l’Occident n’était qu’un moyen de desserrer l’étau et d’offrir des opportunités mercantiles aux appétits prédateurs du pouvoir de Damas. Pour Moscou, la Syrie est le copain parfait. Non que les relations n’aient pas pu être tendues notamment sur le plan financier en raison de l’importante dette militaire contractée par Damas vis-à-vis de Moscou. Mais il y a dans la politique syrienne une stabilité qui séduit les Russes car elle est au fond très comparable à la leur. Défendre de manière intransigeante des intérêts nationaux en faisant le moins de compromis possibles avec l’Occident sans pour autant aller à l’épreuve de force, le tout sous la conduite d’un régime autoritaire et nationaliste pour qui faire des affaires avec l’Occident ne signifie nullement céder à son modèle de démocratie et de respect des droits de l’homme.
Cette coïncidence de vues est le produit d’une très ancienne socialisation entre les élites des deux pays depuis le milieu des années 50. Cette socialisation s’est faite à travers les relations étroites tissées entre les deux armées et surtout entre les services de renseignements des deux états. Ce sont d’ailleurs les services de renseignements russes qui font véritablement la politique syrienne de la Russie, une politique que le ministre russe des Affaires étrangères Sergei Lavrov ne fait au fond que répercuter sans grande originalité. Cette stabilité a été renforcée aussi par le fait que les régimes russe et syrien fonctionnent de manière héréditaire. Ce sont souvent les enfants de la nomenclature syrienne et russe qui ont succédé à leurs parents aux postes de commande des services de renseignements. Si on ajoute à cela l’importance des facteurs interpersonnels comme les mariages très nombreux entre Syriens et Russes (20 000 femmes russes vivent en Syrie), on aboutit à une relation politique et stratégique assez dense dont les ventes d’armes ou l’accès aux facilités navales en Syrie sont le prolongement et non le fondement.
C’est donc sur la base d’un raisonnement à très court terme que Moscou travaille et ceci malgré le discrédit réel dont elle est l’objet dans le monde arabe. En dehors de la Syrie il ne lui reste d’ailleurs comme partenaire privilégié dans le monde arabe que l’Algérie, très grand client de l’industrie militaire russe et qui sur bien des points ressemble beaucoup à la Syrie. À cette différence que le régime algérien entretient avec l’Occident des rapports bien meilleurs au regard de ses richesses gazières et de son pouvoir de régulation de la lutte antiterroriste au Maghreb et au Sahel.
Toutefois, si l’ensemble des éléments que nous venons d’évoquer expliquent pour une bonne part la conduite russe, il faut y ajouter un facteur essentiel : la volonté délibérée de Moscou de ne pas voir l’Occident tirer avantage de la crise syrienne. La Russie, pour qui l’impopularité d’un régime est un facteur tout à fait secondaire dans son appréciation des situations, ne veut en aucune manière voir se rééditer en Syrie ce qui a pu se passer en Libye. Pour Moscou, la résolution 1973 sur la Libye fut utilisée par les pays occidentaux pour se débarrasser de régimes impopulaires. Son succès est vécu à Moscou comme une bien mauvaise nouvelle. Il faut d’ailleurs admettre que ce raisonnement est largement partagé par les Indiens, les Brésiliens et les Sud-Africains. Pour les Russes, venir en aide à un peuple aux prises avec des dirigeants qui l’oppressent est un principe vide de sens qui ne peut que cacher des arrière-pensées politiques ou mercantiles. Ce qui compte à leurs yeux c’est de voir le système international reposer sur un seul et unique principe : la souveraineté politique des Etats.
À mesure que la Russie décline, que son déclassement face à l’Occident et la Chine se précise, ses dirigeants sont de plus en plus tentés de faire de leur opposition à l’Occident le fondement de leur identité politique. Dans ces conditions, l’embrasement de la Syrie, même s’il doit déboucher sur une guerre civile et le départ de Bachar al-Assad, est à ses yeux préférable à une transition politique coordonnée conduisant à la chute du régime de Damas. Cela peut paraître paradoxal, mais cela est parfaitement cohérent avec la politique russe. La priorité de Moscou n’est pas tant de soutenir le régime de Damas que d’user l’Occident soit en rendant sa victoire impossible soit en faisant en sorte que le prix payé à la chute du régime syrien soit prohibitif au point de le vacciner contre toute idée de changement de régime en Syrie ou… en Russie.