Pourquoi Ghiyath Matar, Ali Farzat, Rafah Nached…? Ignace Leverrier

Article  •  Publié sur Souria Houria le 18 septembre 2011

Quel trait commun peut donc unir trois personnalités syriennes au premier abord si différentes que l’activiste Giyath Matar, enlevé et torturé à mort par les services syriens de sécurité, le caricaturiste Ali Farzat, agressé et blessé de manière à lui interdire temporairement de tenir un crayon, et la psychanalyste Rafah Nached, arrêtée et maintenue au secret depuis bientôt une semaine ? Outre l’amour de leurs compatriotes et de la vie, le refus d’entrer dans le sale jeu vers lequel le régime syrien s’efforce, depuis le début du mouvement de contestation en Syrie, d’attirer les protestataires.

Ghiyath Matar a été liquidé, de la plus abominable des manières, parce qu’il exhortait les manifestants, dans sa ville de Daraya et ailleurs, à ne pas se départir du pacifisme, atout majeur de la révolution. Il alliait fermeté et refus de la violence, postant sur sa page Facebook des messages appelant à dépasser la peur et offrant des fleurs et des bonbons aux militaires dépêchés à Daraya pour y réduire le mouvement.

Ali Farzat a été enlevé et délibérément blessé à la main, parce qu’il persistait à dénoncer dans ses caricatures l’indécence du système. La logique particulière qui prévaut en Syrie repose en effet sur la contrainte, l’humiliation et l’appauvrissement imposés à toute une population par une petite minorité de puissants, de satisfaits et de corrompus.

Rafah Nached a été mise à l’ombre et réduite au silence, parce qu’elle voulait permettre à de jeunes Syriens, issus de toutes les communautés ethniques et confessionnelles, de se réunir et, en mettant des mots sur les traumatismes provoqués chez eux par la situation, de dépasser par le dialogue leur peur de l’autre et leur angoisse devant l’avenir.

Ce faisant, tous les trois se sont mis en travers de la route d’un régime depuis longtemps édifié sur la terreur, le silence et le refus de l’autre. Ebranlé par une mise en cause pacifique qu’il se refusait à imaginer encore à la fin du mois de janvier, ce régime ne voit de salut pour lui que dans le conflit armé vers lequel il s’efforce d’attirer sa population.

Bachar Al Assad ne veut pas de manifestants pacifiques. Il a besoin, pour justifier ce qu’il affirme depuis six mois sans être parvenu à convaincre ailleurs que dans son propre camp, que son armée fait face à de dangereux « terroristes », « salafistes », « comploteurs » en lien avec l’étranger et « infiltrés » en provenance de l’extérieur. La présence aux funérailles du martyr Ghiyath Matar d’une petite dizaine d’ambassadeurs d’États démocratiques, dans laquelle la propagande du régime dénoncera évidemment un dernier adieu à l’un de leurs « agents », constitue la réponse cinglante de la communauté internationale à ses propos mensongers. Comment de hauts diplomates participeraient-ils à un dernier hommage à un « terroriste », quand aucun diplomate de rang subalterne n’a jamais été autorisé à assister en Syrie à un procès intenté à des « jihadistes », recrutés par lesmoukhabarat syriens pour aller tuer des Américains en Irak, ou à des anonymes dont le seul tort était d’être « barbu » ou de passer pour « trop religieux » ?

Bachar Al Assad ne veut pas de critiques, même et surtout sous forme humoristique. En Syrie, depuis longtemps, la tranquillité, la promotion, la réussite aux examens, le succès en affaires, la fortune… ont pour clef unique l’adhésion pleine et entière au discours du régime. « Fermez les yeux et taisez-vous, vous vous enrichirez »… peut-être. La moindre observation ou remarque vous fait passer dans le camp des contestataires. Autrement dit des opposants… et donc des ennemis. Toute divergence de vue est une déclaration de guerre. Pour avoir chanté contre le chef de l’État, Ibrahim Qachouch a eu la trachée sectionnée. Pour avoir foulé aux pieds des images du chef de l’État, un manifestant au moins a eu les pieds coupés. Dans un pays où la loi du talion tient lieu de justice, Ali Farzat, qui a souvent montré le chef de l’État sous un jour peu flatteur, peut se féliciter d’avoir eu seulement la main cassée…

Bachar Al Assad ne veut pas que les Syriens se rassurent. Il a besoin, pour rattacher à lui ceux qu’effrayent les incertitudes de l’avenir, de les maintenir continuellement dans un état de crainte, de doutes, de suspicion vis-à-vis de leurs compatriotes. Les chrétiens doivent s’inquiéter pour leur avenir, surtout après les souffrances que leurs frères ont endurées en Irak. Ils doivent donc croire, les yeux fermés, que leur sécurité est indissociablement liée au maintien en place du régime actuel, en oubliant – ou en affectant d’oublier – que celui-ci porte une large part de responsabilité dans le recrutement et l’envoi en Irak de combattants antiaméricains animés de sentiments sectaires. Les alaouites doivent se préoccuper pour leur situation, au cas où le régime basculerait. Certes, la majorité des membres de la communauté d’où est issue la famille présidentielle n’a retiré aucun profit de la présence d’un Al Assad à la tête de l’État depuis 1970. Mais, s’ils n’ont pas participé aux bénéfices de la situation, le régime entend bien les associer aux pertes. En les impliquant massivement malgré eux dans la répression, confiée aux unités alaouites de l’armée, aux moukhabarat et aux voyous de la montagne alaouite connus sous le vocable de « chabbiha », il ne leur laisse pas le choix. Les sunnites eux-mêmes doivent être effrayés. Ils ne doivent pas se réjouir à la perspective de voir disparaître un régime qui a procédé à leur mise à l’écart systématique du pouvoir réel durant quarante ans, pour les cantonner au mieux dans le pouvoir virtuel. Il leur faut au contraire trembler à la perspective de voir les Frères Musulmans, qui – à en croire la presse syrienne – « financeraient les groupes terroristes » et seraient « responsables de l’enlèvement d’Ali Farzat et du procureur général de Hama », Adnan Bakkour, revenir dans leur pays et s’emparer du pouvoir.

Les vrais ennemis de Bachar Al Assad et de son régime ne sont pas les extrémistes mais les modérés. Ce ne sont pas les terroristes mais les pacifistes. Les premiers, en ce moment, ne risquent pas grand chose en Syrie. Le régime est bien trop occupé avec les seconds. Ceux qui tentent aujourd’hui, par l’exemple, le crayon ou la parole, d’ouvrir les yeux de leurs concitoyens, de les rassurer et de les inviter à surmonter leur peur pour continuer à réclamer liberté et dignité, sont plus que jamais en danger en Syrie. Il est urgent de leur apporter le soutien et la protection dont ils ont besoin et qu’ils réclament.

Version traduit par  الحراك السلمي السوري en arabe لماذا غياث مطر, علي فرزات و رفاه ناشد ؟ – اينياس لوفيريه

Date : 15/9/2011

Source : http://syrie.blog.lemonde.fr/2011/09/15/pourquoi-ghiyath-matar-ali-farzat-rafah-nached/