Pourquoi un gouvernement démocratique de transition est nécessaire – par Troy Davis

Article  •  Publié sur Souria Houria le 27 août 2012

Deux guerres font rage actuellement en Syrie, une guerre militaire que le régime mène avec des armes lourdes contre des hommes mal armés (qui se plaignent amèrement du manque de soutien externe), et l’autre plus feutrée, politique et symbolique, une guerre de légitimité. La situation en Syrie est différente de celle de la Libye, certes, mais deux aspects sont identiques: un dictateur massacre sa propre population, et la bataille la plus importante est celle de la légitimité. Si le peuple syrien veut être libre, il doit gagner en priorité cette guerre-là. La légitimité induit une force morale qui est encore plus importante que la force militaire. Le plus on dispose de force morale, le moins on a besoin de force militaire car la première démultiplie la seconde. On le constate en Syrie même avec les défections à tous niveaux. En Syrie, Assad a depuis longtemps perdu sa légitimité en massacrant ses concitoyens.

Comment gagner cette bataille de légitimité, donc politique? Comme la nature, la politique abhorre le vide: il faut donc que ceux qui veulent une Syrie démocratique se dotent sans tarder de l’arme la plus puissante qu’ils puissent avoir: leur propre gouvernement. En effet, sans gouvernement propre, il est difficile d’une part d’avoir la coordination politique nécessaire pour combattre le régime (y compris militairement), et d’autre part d’obtenir les soutiens internationaux nécessaires pour rééquilibrer les forces en présence. Mais pas n’importe quel gouvernement; un gouvernement perçu comme non-légitime serait presque pire que pas de gouvernement du tout.

On dira “Oui mais pourquoi ne pas le faire par des moyens exclusivement politiques dans le cadre du régime existant ?” C’est ce que l’opposition a essayé de faire pendant des années. Ce qui se passe aujourd’hui n’est pas la déraison de quelques excités violents qui veulent renverser un régime bénin. C’est le résultat de décennies de répression contre des actions pacifiques, y compris le printemps de Damas de 2000 et le “Manifeste des 99” à la même époque. Et c’est ce que prévoyait le Plan Annan que Assad n’a pas permis d’exister en tirant sur des centaines de manifestations pacifiques.

Il faut donc que les opposants se dotent d’une structure qui ait une légitimité maximale. Cette structure sera et doit donc être nommée, un “gouvernement démocratique de transition”, car combattre le régime de Assad doit se faire à armes égales. Assad ayant un gouvernement et refusant depuis des années l’expression pacifique des griefs et les demandes pacifiques de changements politiques, l’opposition est contrainte de créer son propre gouvernement qui devra être intrinsèquement doté d’une légitimité maximale dans les circonstances difficiles du moment.
Pour couper court aux rumeurs de conspiration selon lesquelles le soulèvement syrien ne serait qu’un élément d’une vaste stratégie occidentale de dépecer des pays réfractaires à leur politique, le gouvernement devrait stipuler dès le départ que la Syrie est et restera un Etat unifié pour tous, et aussi dire fortement que l’Etat ne fera aucune distinction entre communautés en terme de droits. Une neutralité absolue de l’Etat est la condition du succès et surtout, de la confiance du reste du monde. Ce gouvernement de transition doit donc comprendre des représentants de tous les syriens, y compris les Sunnites, Chrétiens, Kurdes, Turkmènes, Alaouites, Druzes, etc. Il se trouve que les principaux groupes d’opposition l’ont déjà dit dans le Plan de Transition élaboré au Caire début juillet, ainsi que des groupes de soutiens à la révolution syrienne comme Souria Houria à Paris, ce qui est à leur crédit.

Mais il faut aujourd’hui dépasser ce plan de transition qui stipulait que le gouvernement de transition ne serait créé qu’après la chute d’Assad. Car quelles que soient les difficultés à le faire maintenant, il sera bien plus difficile de le faire dans un vide politique juste après la chute, ce qui conduirait fatalement soit au chaos meurtrier soit à l’envoi de troupes étrangères, un scénario à éviter absolument. La proposition d’interposition internationale d’envoyer des troupes onusiennes pendant les combats est à la fois irréaliste et injuste car elle figerait (sans vraiment y parvenir) une situation asymétrique inacceptable.

Comment créer ce gouvernement provisoire? De manière transparente et en se réclamant de principes universels de liberté et d’égalité de tous. Car les Syriens ne peuvent faire confiance à personne, sauf à des principes universels. Les soutiens internationaux viendront d’eux-mêmes si les Syriens suivent ces principes et seulement ceux-là, sans prêter attention aux sirènes de la Realpolitik. Ils doivent donc proclamer haut et fort une constitution provisoire contenant ces principes. Le lieu de sa création serait idéalement en Syrie même, mais cela semble impossible vu les circonstances et les attaques certaines dont il ferait l’objet. Donc cela devrait être à l’étranger, de préférence dans un endroit symbolisant la paix et la réconciliation entre les peuples, et non dans une capitale politique d’un pays partisan.

La ville idéale à cet égard serait Strasbourg, capitale mondiale de la démocratie et des droits de l’Homme, et symbole historique de réconciliation. La France, l’Allemagne et toute l’Europe ne pourraient que soutenir ce choix des révolutionnaires. En se rassemblant à Strasbourg, dans les locaux du Conseil de l’Europe (dont la Turquie, un pays membre, jouxte la Syrie) et au Parlement Européen, les Syriens libres verraient aussi de leurs propres yeux les résultats démocratiques de 60 ans de construction européenne, et pourraient, comme l’irlandais John Hume, Prix Nobel de la Paix 1998, être inspirés à faire la paix par la démocratie. Rappelons que Strasbourg n’était pas française en 1916 quand l’accord franco-britannique Sykes-Picot fut passé, donc les objections à tenir ce processus en France à cause de sa responsabilité coloniale ne sont pas valables pour Strasbourg. Etant donné les antécédents de l’Etat français dans le dépeçage de la Syrie et l’utilisation de la force pendant son contrôle mandataire, ce processus ne devrait pas se passer à Paris.

Quant à l’objection que ce gouvernement ne serait pas légitime car seule une petite partie des Syriens, et en majorité des opposants en exils l’auraient créé, on pourra réserver une partie du gouvernement aux opposants de l’intérieur. Sa légitimité proviendra d’une part de la transparence du processus de sa création, et d’autre part de sa proclamation de principes fondamentaux clairs qui doivent être valables dans toutes les circonstances (l’égalité de tous les citoyens et la non-discrimination y compris confessionnelle, impliquant donc de garder la laïcité constitutionnelle existante) et enfin de leur application immédiate et maximale dans les circonstances présentes.

Ces deux piliers de légitimité devront être accompagnés par une déclaration solennelle selon laquelle le nouveau gouvernement se considère comme provisoire et lancera un nouveau processus constitutionnel dès son arrivée au pouvoir. Cette dernière provision ne devrait pas poser problème car elle n’est que la répétition du Plan de Transition adopté au Caire.

En définitive, le processus de création de ce gouvernement sera l’opposé du processus opaque et secret de M. François Georges-Picot et Mark Sykes, les diplomates français et anglais qui signèrent l’accord pour dépecer l’Empire Ottoman en 1916. Remarquablement, ce nouveau gouvernement serait dès le départ plus légitime que l’actuel gouvernement, qui provient du coup d’Etat de Hafez El-Assad du 13 novembre 1970.

Le calme revenu, si un jour les Syriens décidaient de construire avec les Libanais, les Israéliens, les Palestiniens et les Jordaniens l’Union du Moyen-Orient comme nous avons construit l’Union Européenne, nous devrons les soutenir, car c’est la solution la plus évidente et de bon sens pour la paix, la sécurité et la prospérité régionale.

Troy Davis, ingénieur conseil en démocratie

Président de l’association de soutien à l’Ecole de la démocratie

Enseignant en sciences politiques à l’Université de Strasbourg
troydavis@post.harvard.edu