Raconter la Syrie en direct de son salon – par David Kenner
Les informations sur la guerre civile syrienne proviennent très souvent d’Internet. Comment savoir si elles sont fiables?
Jamais aucun conflit n’a été aussi documenté que la guerre en Syrie. Chaque jour s’accompagne de son flot électronique d’informations: vidéos YouTube, posts Facebook et forums fournissent tous une vision des événements directement depuis le terrain. Étant donné les difficultés pour les journalistes à accéder à de nombreux endroits en Syrie, ces sources sont souvent les seules preuves de ce qui se passe sur place. La difficulté consistant à distinguer la réalité de la fiction.
Le conflit syrien a engendré toute une industrie artisanale d’analystes qui se consacrent à l’étude de ces informations. J’ai contacté trois d’entre eux pour leur demander leur opinion sur les promesses et les dangers qu’offre le suivi d’une guerre depuis un écran d’ordinateur: Eliot Higgins, qui gère le blog Brown Moses; Aaron Zelin, du Washington Institute for Near East Policy et Charles Lister, analyste du Centre sur le terrorisme et l’insurrection d’IHS Jane’s.
Higgins, qui lance une campagne de levée de fonds en ligne pour pouvoir continuer son travail, entretient environ 500 chaînes YouTube mises à jour avec des vidéos montrant les événements en Syrie. «Au bout d’un an de visionnage de ces vidéos, je vois beaucoup le même genre de trucs qui repassent sans arrêt, alors quand il y a quelque chose de différent, ça me saute aux yeux», écrit-il.
Au début de l’année, Higgins a remarqué une chose vraiment inhabituelle: les rebelles syriens utilisaient un nombre démesuré d’armes de fabrication croate. Ce fait a poussé le New York Times à mener une enquête, qui a réussi à faire confirmer par de hauts responsables américains et occidentaux que l’Arabie Saoudite avait financé l’achat de ces armes à la Croatie et les avait fait passer en Syrie.
Acteur légitime ou bataillon YouTube
A l’instar d’Higgins se concentrant sur les armes, certains analystes mettent le doigt sur d’autres aspects du conflit. Aaron Zelin, par exemple, observe les groupes jihadistes en Syrie –particulièrement Jabhat al-Nosra (JN), affilié à al-Qaida, et le Front islamique syrien (FIS), organisme rassemblant plusieurs milices salafistes. Ce qui demande un assortiment de sources tout à fait différent:
«Je guette sur les forums authentifiés d’al-Qaïda tout nouveau communiqué de JN, et je consulte la page Facebook officielle du FIS, écrit-il. En outre, je cherche les avis de martyres d’étrangers sur les forums jihadistes et sur une page Facebook appelée al-Ghuraba (Les Étrangers).»
Zelin souligne que ce genre d’information peut donner un aperçu des opinions politiques à l’intérieur de l’opposition armée, et indiquer la vraie puissance –ou son absence– des brigades rebelles.
«Les annonces de groupes qui fusionnent ou rejoignent de plus grandes organisations en disent beaucoup sur la force relative d’une formation, écrit-il.Quand un groupe annonce une nouvelle campagne ou offensive et qu’il montre ensuite les opérations… (cela indique) qu’il est en effet un acteur légitime sur le terrain, et pas simplement un bataillon YouTube.»
Charles Lister, quant à lui, voit dans les médias électroniques une solution partielle à la nature décentralisée de la révolte syrienne. Si aucun journaliste ne peut visiter tous les points chauds de Syrie, Internet fournit un aperçu du conflit dans toute sa diversité. «La Syrie implique littéralement des centaines d’acteurs insurgés, ce qui en fait une situation d’une complexité unique si l’on veut la suivre avec précision», explique-t-il.
Lister, qui passe plusieurs heures par jour à traquer les actualisations des groupes rebelles sur les réseaux sociaux, a découvert qu’ils adoraient s’épancher sur leurs exploits pour peu qu’on se donne la peine de les solliciter.
«La plupart des groupes insurgés actifs en Syrie se plaisent à mettre à jour régulièrement et de façon détaillée le déroulement des batailles, les déclarations de leurs chefs, des vidéos et des photos, écrit-il. Beaucoup de groupes-clés sont aussi ouverts à tout contact (en arabe) pour donner des interviews ou répondre à des demandes concernant leurs opérations ou leurs opinions –ce qui peut s’avérer très précieux.»
Connaître les pièges et les limites
Ce sont là les avantages à suivre la guerre syrienne en s’aidant de ressources électroniques –mais quels sont les inconvénients? Se pose un problème de taille: les vidéos YouTube et les posts Facebook reflètent ce que les acteurs sur le terrain –généralement des membres de l’opposition– veulent montrer aux observateurs étrangers. Contrairement à un journaliste sur place, un analyste dépendant d’Internet ne peut consulter une autre source ou visiter un autre village pour confirmer ce qu’il a entendu. Il ne peut pas être plus clairvoyant que ce que ses sources veulent bien lui permettre.
A leur décharge, les analystes sont conscients de ces pièges.
«Il y a aussi eu des exemples, par le passé, d’activistes faisant de fausses vidéos, écrit Higgins. Un exemple: celui d’une vidéo montrant une exécution par un cartel mexicain, où l’on voyait une tronçonneuse, qui avait été doublée en arabe et qui a fait le tour du Net pendant plusieurs mois.»
L’autre problème posé par les médias électroniques est qu’ils peuvent déformer la mise en perspective d’un événement. Si des dizaines de vidéos d’un affrontement dans un petit village sont téléchargées sur YouTube, celui-ci peut prendre une importance démesurée, tandis que du point de vue d’observateurs extérieurs, un massacre que personne ne signale peut aussi bien ne s’être jamais produit.
Pour Zelin, cela souligne l’importance d’avoir une vision plus large du conflit.
«A force de ne quasiment regarder que les membres jihadistes et salafistes de l’opposition, il faut prendre garde à ne pas accorder plus d’importance qu’elles n’en ont à certaines choses, écrit-il. Je trouve vraiment crucial pour mes recherches de regarder ce que les autres écrivent sur d’autres forces qui se battent contre le régime d’Assad, et comment elles s’en sortent sur le champ de bataille.»
Pour la Syrie, les sources électroniques sont une réussite –utilisées correctement, elles peuvent compléter le travail des courageux journalistes sur le terrain. Mais une mise en garde s’impose: elles sont à manipuler avec précaution.
David Kenner
Traduit par Bérengère Viennot
source : http://www.slate.fr/story/70835/raconter-syrie-direct-salon
date : 16/04/2013