« Rescapés syriens : «Les enfants s’adaptent mieux au handicap» » – par Hala Kodmani

Article  •  Publié sur Souria Houria le 23 septembre 2016

«Libération» a accompagné Handicap International dans les camps de réfugiés. Depuis 2012, l’ONG y a pris en charge 150 000 personnes, dont 21 % d’enfants.

Avec ses colonnes et son arène romaines où se tient tous les ans un festival musical, Jerash est la deuxième étape touristique obligée en Jordanie après Petra. La famille d’Ahmad, 8 ans, ignore tout de l’histoire de cette ville où elle est installée dans un petit appartement en haut des montagnes, entre conifères et oliviers. Le garçon en chaise roulante accueille avec un grand sourire l’équipe de soignants qui vient briser l’ennui de ses journées. Farah, la kinésithérapeute, entre en premier, lui serre la main et salue ses parents et sa petite sœur. Elle est accompagnée d’un jeune travailleur social. Tout le monde s’assied sur les coussins qui entourent la salle de séjour. «Alors, montre-moi comment tu réussis à descendre de ton fauteuil», dit Farah. Le garçon ne se fait pas prier. Il attrape deux poignées en fer placées sous son siège, les pose sur le sol et s’appuie dessus pour basculer son corps vers l’avant et se retrouver assis par terre.

Ahmad avait un peu plus de 2 ans au printemps 2011 dans sa région de Deraa, lors des débuts de la révolution syrienne, quand un obus a atterri dans le lit où il dormait. Touché à la moelle épinière, il s’est retrouvé paralysé des deux jambes. Il compte parmi les 50 % de réfugiés syriens blessés gravement atteints par des armes explosives, selon Handicap International.

Vulnérables

Les interventions de l’organisation humanitaire depuis 2012 en Jordanie retracent l’histoire et la géographie des blessures du conflit syrien. Sur les plus de 150 000 personnes prises en charge par l’association en quatre ans, 21 % sont des enfants. «L’avantage avec les plus petits, c’est qu’ils ne vivent pas dans le souvenir de leur validité, contrairement aux adultes handicapés qui se comparent toujours à leur situation d’avant. Les enfants progressent plus vite en s’adaptant à leur situation», souligne Farah. La jeune Jordanienne fait partie des équipes de réhabilitation mobiles qui interviennent le plus souvent au domicile des victimes, y compris dans les camps. Car si 80 % des 655 000 réfugiés syriens enregistrés en Jordanie sont logés dans les villes frontalières du nord, comme Jerash, Irbid ou Ramtha, le reste, surtout les plus vulnérables, se trouve dans les camps.

A Zaatari, la première époque des tentes alignées dans l’urgence pour faire face à l’exode de milliers de familles fuyant les bombardements de l’armée syrienne dans le sud du pays, en 2012, n’est plus qu’un lointain souvenir. Le premier et le plus grand camp de réfugiés en Jordanie est devenu aujourd’hui une ville syrienne, où 80 000 habitants tentent de se réinventer une vie. Il est traversé par des routes asphaltées qu’empruntent les véhicules des nombreuses et diverses ONG présentes pour répondre aux besoins de la population.

Des milliers de vélos offerts par l’une d’entre elles sillonnent les rues qui portent désormais des noms, choisis par les riverains. «Rue de la justice» ou «rue de la liberté» sont calligraphiés en lettres arabes – et en couleur – sur les tôles qui entourent écoles, mosquées, aires de jeu ou magasins. La grande artère commerçante est surnommée «Champs-Elysées». Dans le souk populaire propre à toute ville syrienne, on trouve côte à côte de magnifiques étals de fruits et légumes, des épiceries, des boucheries, des sandwicheries mais aussi des coiffeurs, des magasins de mode, de lingerie, de robes de mariée et des parfumeries. Des charrettes conduites par des ânes traversent la grande artère et d’autres ruelles commerciales pour livrer une foultitude de marchandises.

Cloisons en tôle

Pas moins de 24 000 «caravanes» abritent autant de familles originaires à 80 % de la région de Deraa, frontalière de la Jordanie. Sortes de conteneurs de chantier, ces cubes préfabriqués ont été aménagés par leurs habitants petit à petit quand leur séjour «temporaire» a commencé à se prolonger. Ils ont divisé l’intérieur en deux ou trois espaces séparés par des rideaux ou des cloisons en tôle et agrandi l’extérieur en improvisant des dépendances. Des petites cours tapissées de nattes permettent de prendre l’air du soir quand il se rafraîchit enfin dans cette zone désertique. De minuscules jardins sont plantés d’herbes aromatiques. On voit souvent accrochées en haut des «murs» une ou deux cages avec des canaris, comme dans beaucoup de maisons syriennes. Chez Arjwan, des ballons multicolores et des calligraphies de «joyeux anniversaire» ornent les parois de la caravane. La fillette, qui vient de fêter ses 5 ans, fait bien plus poupée que celle en plastique qu’elle tient à la main. Elle a remis sa robe au jupon doré, ses colliers de perles rouges et les bracelets aux couleurs vives de la fête de la veille. Ses cheveux tirés en chignon surmonté d’une grosse fleur en tissu bleu turquoise font ressortir ses yeux de la même couleur. La petite chérie de sa grand-mère et de son père, avec qui elle vit, se remet bien des fractures de son pied et de sa cheville droite en fin de rééducation. Elle est l’une des rares rescapées du tir de char qui a visé leur immeuble à Deraa en 2013, tuant 15 personnes, dont ses deux frères aînés et sa mère, enceinte. «Je les avais précédés ici à Zaatari quand j’ai vu défiler sur l’écran de la télévision locale les noms de mes petits-enfants et de deux de mes filles parmi les morts du jour», raconte la grand-mère. Le père d’Arjwan, amputé de la moitié de sa jambe droite, est extrêmement marqué…

Si les réfugiés de Zaatari continuent malgré tout de remercier Dieu pour leur sort, c’est sans doute en se comparant à ceux du camp plus récent d’Azrak, dans le nord-est de la Jordanie. Sur 15 kilomètres carrés de désert se déploient à perte de vue des unités en forme de maisons de Monopoly. Leurs couleurs se fondent dans le paysage caillouteux. «Là, on a pu anticiper face au flux de réfugiés qui se poursuivait, affirme Hélène Daubelcour, la responsable des relations publiques du Haut Comité des réfugiés de l’ONU (HCR). Cinq ans après le début de l’exode syrien, la Jordanie est, après le Liban, le deuxième pays au monde pour le nombre de réfugiés accueillis proportionnellement à sa population»,rappelle-t-elle. Que pense-t-elle du camp d’Azrak, établi en 2014 ?«Contrairement à Zaatari, ouvert en catastrophe en une dizaine de jours pour accueillir le premier exode des Syriens du Sud, Azrak a été planifié pour une capacité extensible de plus de 50 000 personnes. Ils sont 38 000 aujourd’hui mais des milliers de conteneurs restent vides.»Ils risquent de le demeurer longtemps : la plupart de ceux qui y sont entrés ne pensent qu’à en sortir.

Ils sont venus de diverses régions de Syrie, au fur et à mesure de l’évolution des violences et de la fermeture des frontières du Liban et de la Turquie. A l’image de la famille d’Ahmad, 34 ans et des cheveux tout blancs, qui a fait une longue traversée périlleuse depuis Al-Bab, à l’est d’Alep. Ahmad est cloué à une chaise roulante et gravement handicapé depuis un bombardement aérien en 2014 contre cette ville contrôlée par l’Etat islamique. Sa femme, a dû improviser sans cesse lors de leur périple de douze jours du nord au sud de la Syrie. La famille, qui compte trois enfants en bas âge, est installée depuis quelques mois dans le dépouillement d’un conteneur d’Azrak. Assise sur un matelas gris fournis par le HCR, elle se console à peine de voir Ahmad bénéficier des soins de rééducation d’une équipe de Handicap International. «Les bombardements, Daech, la faim et la misère valent mieux que la vie dans cette caravane !» dit-elle. Elle se souvient avec nostalgie du marché où elle allait faire ses courses en bas de chez elle, alors qu’il faut faire plus d’un kilomètre dans la chaleur et la poussière pour atteindre l’unique supermarché situé au centre d’Azrak. Les points d’eau sont rares et éloignés dans le camp. Et en attendant la centrale solaire en construction par le HCR, il n’y a pour le moment pas d’électricité. «On voudrait rejoindre ma belle-famille, installée dans la ville d’Azrak, juste à côté, mais on nous interdit de sortir», déplore-t-elle. Les accès de ce camp modèle sont étroitement verrouillés par les autorités jordaniennes, qui font accompagner les journalistes en visite par un homme de la sécurité. Un des «villages» du camp, dit «numéro 5», où sont accueillis les nouveaux arrivants, est même isolé par des barbelés. Le temps de multiplier les interrogatoires et de dégager de tout soupçon les réfugiés avant de les répartir dans le camp.

Une mine en plein Damas

Le rêve de quitter ses lieux se comprend davantage quand on voit la différence avec ceux qui vivent dans les «communautés», selon le terme utilisé par le HCR pour désigner la majorité des Syriens installés dans les villes jordaniennes. Parmi ces derniers, les handicapés et leurs familles bénéficient mieux des dispositifs de réinsertion dans la vie quotidienne.

Dans son appartement de Ramtha, ville collée à la frontière syrienne dans le nord-ouest de la Jordanie, «Ramiz a bien repris son rôle de chef de famille depuis qu’il a ses deux prothèses aux jambes», considère Farah, qui intervient pour sa rééducation. Le père de deux petites filles, dont une est née après son «accident», est intarissable. Il raconte comment il sortait de sa voiture quand il a sauté sur une mine en plein Damas, fin 2012. «Ce qui m’énerve, c’est de ne pas savoir qui est mon ennemi», dit Ramiz, qui avait un atelier de réparation de voitures dans la capitale et aucune position politique. «Certains disent que le régime plantait des mines pour monter les habitants contre les rebelles, d’autres racontent que ce sont des engins tirés par l’Armée libre qui n’auraient pas explosé», ajoute-t-il. Un million de Syriens seraient blessés, dont la grande majorité par les armes explosives, estime Handicap International.

Samedi, l’ONG organise une nouvelle fois une «pyramide de chaussures» place de la République à Paris, appelle ainsi la France et l’ensemble des Etats à s’engager contre l’utilisation des armes explosives en zones peuplées. Handicap International estime que si le conflit s’arrêtait demain, il faudrait pas moins de trente ans pour déminer la Syrie.