Riad Sattouf, une enfance entre Syrie et Bretagne par Rüdy Waks
Rüdy Waks – 12/05/2014 | 18h45
Avec “L’Arabe du futur”, premier volet d’une série autobiographique qui nous emmène de Syrie en Bretagne, Riad Sattouf délaisse un temps le cinéma et revient à la BD par la très grande porte. Son œuvre la plus personnelle à ce jour.
C’est une bande dessinée, signée Riad Sattouf, que l’on attendait rien que pour son titre : L’Arabe du futur. Booba, Edward W. Saïd, Philip K. Dick, voilà les références qui, dans l’attente d’en savoir plus, se mélangeaient dans nos têtes. Finalement, il aura fallu patienter deux ans pour l’avoir entre les mains, cet album. Riad Sattouf était d’abord convoqué au cinéma pour l’hilarant Jacky au royaume des filles, sorti au début de l’année 2014, son deuxième film en tant que réalisateur. Il était aussi occupé à soigner son œuvre la plus personnelle à ce jour, et certainement la plus réussie.
Ce dernier livre, qui se dévore, raconte son enfance passée entre la France, la Libye et la Syrie, dans la foulée de la rencontre entre son père et sa mère au restaurant universitaire de la Sorbonne, au tout début des années 70. La mère est originaire de Bretagne et fait ses études à Paris. Le père est syrien, né dans un petit village près d’Homs, l’épicentre de la révolte syrienne depuis 2011.
Autobiographique et décalé
De cette rencontre amoureuse naît, en 1978, le petit Riad, dont les aventures sont aujourd’hui le sujet principal de L’Arabe du futur, récit à la fois autobiographique, décalé mais aussi sombre à ses heures, d’une enfance passée entre la France et les pays arabes, entre une famille bretonne et une autre syrienne, mais aussi avec les figures de Mitterrand, Kadhafi ou encore Hafez el-Assad, le père de Bachar, l’actuel président.
“Ce livre, je l’ai recommencé plusieurs fois. J’étais occupé par le cinéma, mais je voulais surtout trouver la forme qui convenait pour raconter des trucs aussi personnels. Le véritable déclencheur a été le début de la guerre en Syrie. Ma famille est originaire d’Homs, et, à ce moment-là, j’ai dû en aider certains à venir en France pour fuir la guerre qui commençait. Ça n’a pas été facile, ça a été même très dur d’obtenir des autorisations, des papiers. Je crois que j’ai écrit L’Arabe du futur pour me venger de tout ça”, plaisante Riad Sattouf
Dans l’atelier parisien qu’il partage avec deux autres auteurs de BD, Mathieu Sapin et Christophe Blain, il poursuit, plus sérieux. “La Syrie n’a jamais été aussi connue que depuis la guerre, c’est malheureux. Mais, en réalité, les gens ne savent pas grand-chose de ce pays, pour ne pas dire rien. C’était aussi l’occasion d’en parler. La dernière fois que j’y suis allé, c’était dans les années 90. Et puis j’ai dû arrêter de m’y rendre, pour des raisons très pratiques : j’aurais été obligé de faire mon service militaire là-bas. A 18 ans, je suis devenu français, mais pour les Syriens, tu n’es jamais autre chose qu’un Syrien (rires). C’est le grand classique, tu arrives et tu te tapes un service de deux ans. Evidemment, je n’ai pas envie de ça.”
avionPour L’Arabe du futur, Sattouf a donc décidé de se replonger activement dans la Syrie de ses souvenirs – il l’avait déjà évoquée dans Ma circoncision, en 2004, mais pas avec autant de détails et de sensibilité. “Je voulais faire un livre uniquement basé sur ma mémoire. Mais ensuite – ça va venir dans les prochains épisodes –, j’ai aussi eu l’envie que les autres membres de ma famille évaluent la justesse de mes souvenirs. Parce qu’il y a forcément des choses que je fantasme, même si au fond, j’ai le sentiment d’avoir des souvenirs assez clairs”, explique-t-il.
Le détail qui tue
Premier volet d’une série, L’Arabe du futur nous fait voyager et évoluer avec autant de pudeur que de dérision dans la tête d’un gosse nettement plus malin que la moyenne (un dessin représentant Pompidou pondu dans une maternelle bretonne manquera de l’envoyer à “L’Académie des surdoués”, et puis finalement, non).
Et, comme d’habitude chez Riad Sattouf, il y a ces détails qui tuent, cette façon de mettre les tics de langage en scène, de pointer du crayon les trucs les plus absurdes et les plus débilos. Sauf que ce trait lucide qu’il réservait jusqu’ici aux jeunes boutonneux, à Pascal Brutal ou à son pote Jérémie, c’est désormais aux siens et à lui-même qu’il a décidé de l’appliquer. Un grand-père un peu chaud lapin, une mamie qui vous lèche l’œil, un oncle qui s’appelle Mohamed mais qu’il faut appeler Hadj Mohamed et qui porte le keffieh, une voisine bretonne arriérée qui vit comme au Moyen-Age, Waël et Mohamed, les petits copains de Syrie qui lui laissent les “petits soldats juifs” pour jouer : L’Arabe du futur est aussi une fantastique galerie de portraits, dont Sattouf entend user et abuser.
“Je me dis depuis longtemps que les membres de ma famille sont des personnages. Avant ma toute première BD, j’avais écrit un scénario qui se passait déjà en Syrie. Et je mettais en scène les gens que je connaissais de là-bas. Et puis je suis passé à autre chose en laissant ça de côté. C’est vrai qu’en général, j’ai raconté assez peu de vrais trucs sur moi. Quelque chose comme Retour au collège, c’est essentiellement de l’observation. Là, c’est la première fois que je me mets en scène comme ça.”
Ainsi suit-on partout la famille Sattouf, qui se cale dans les pas d’un père qui a décidé, au sortir de l’université, de s’engager en faveur du panarabisme de l’époque. “Il était obsédé par l’éducation des Arabes. Il pensait que l’homme arabe devait s’éduquer pour sortir de l’obscurantisme religieux”, explique Sattouf dans son livre. Auteur d’une thèse sur “L’opinion publique française à l’égard de l’Angleterre de 1912 à 1914”, son père, Abdel-Razak Sattouf, refuse un poste de maître-assistant à Oxford et emmène sa famille à Tripoli, où on le nomme maître tout court.
La famille Sattouf quitte la France. Nous sommes en 1978, et la Libye est alors dirigée par le colonel Mouammar Kadhafi, dont le Livre vert, qui dénonce le capitalisme exploiteur et le communisme totalitaire, est alors un best-seller dans les pays arabes. “Mon repère, c’était beaucoup mon père, il était assez habité. C’est toujours lui qui décidait de nous emmener, qui nous demandait de le suivre pour sa carrière, c’était le chef de la famille. Quand t’es gamin, tu regardes et tu trouves ça génial, même si, à certains moments, tu n’assumes pas, tu l’enfouis quelque part. Mon regard, c’est celui forcément admiratif d’un enfant porté sur quelqu’un qui fait un peu n’importe quoi, mais à qui on pardonne beaucoup. Je me souviens très bien quand mon père lit le Livre vert de Kadhafi en Libye, je me rappelle de tout : l’ambiance, le cadre émotionnel, de ma mère qui se foutait de lui. Ce qui m’intéressait,
c’était de retrouver ce genre de situation.”
Intermède breton
Pour le père de Riad Sattouf, l’étape libyenne est une semi-désillusion. C’est la découverte des files d’attente pour la nourriture à la sortie des coopératives, des décisions arbitraires du Guide (Kadhafi promulguant notamment des lois qui obligent les gens à échanger leurs emplois). A tel point qu’en 1982, la famille grimpe dans l’avion et quitte Tripoli pour la Bretagne et la famille de sa mère. C’est la découverte pour le petit Sattouf, 4 ans, de la vie en France, plus confortable que celle d’avant.
“On sentait qu’il y avait plus d’argent, plus de moyens en France. En Libye – comme en Syrie plus tard d’ailleurs –, si l’éclairage public était pété, c’était parti pour cinq ans. Les feux rouges ne fonctionnaient pas, bref il n’y avait pas de service public, même si les gens faisaient comme s’il y en avait un. Par exemple, il y avait des postes, mais avec personne derrière le guichet. En France, on changeait tout de suite la lumière dans la rue, il y avait un type pour prendre les lettres : les choses semblaient fonctionner d’elles-mêmes.”
C’est aussi la découverte de ses petits camarades de maternelle. “Ça a été très dur pour moi. Je ne comprenais pas bien ce que disaient les enfants. Je regardais souvent les gamins parler pendant la récré, mais j’avais le sentiment qu’ils ne se parlaient pas vraiment, c’était des débuts de phrases sans fin qui voulaient certainement dire un truc psychanalytique mais ça n’avait aucun sens. Je me souviens en Bretagne d’un gosse qui était toujours assis sur un tracteur en plastique, et c’était impossible de l’en enlever, il chouinait dès qu’on l’en décrochait.”
L’intermède breton ne dure pas des lustres, juste le temps pour Riad Sattouf de rencontrer la famille de sa mère. Abdel-Razak Sattouf n’a pas cherché de travail en France et déménage sa famille, désormais agrandie d’un deuxième garçon, vers sa Syrie natale où il a accepté un poste de maître-assistant. Là-bas, Riad découvre ses cousins syriens. “C’étaient de véritables petits hommes, pas des enfants. Ils ne pleuraient pas lorsqu’ils tombaient. Ils étaient capables d’aller à un endroit sans changer d’avis entretemps. J’ai l’impression qu’ils étaient beaucoup plus intelligents que moi. Alors que les Français à la maternelle étaient gogols. Les enfants syriens ou libyens étaient beaucoup plus matures, peut-être parce qu’ils étaient plus livrés à eux-mêmes. En France peut-être que les enfants étaient trop choyés… Je ressentais vraiment ça, même si ça n’était pas forcément conscient.”
Kadhafi, ce héros
La Syrie, c’est la prise de conscience d’une certaine forme de rapport à la virilité, qui va sous-tendre ensuite l’œuvre de Sattouf (dans ses films comme dans ses BD, Pascal Brutal en tête). “C’est marrant, mais quand je m’écoute parler français, j’ai l’impression de parler de façon très efféminée, en faisant des manières. C’est peut-être parce que j’ai appris à parler français avec ma mère. En arabe je ne parlais pas du tout comme ça, j’étais beaucoup plus viril. Petit, je regardais beaucoup les hommes parler. En Syrie, j’ai découvert le statut de l’homme fort. Il y avait une certaine noblesse et solennité dans leur façon de se comporter, qu’on retrouvait jusque dans les insultes. Je vais essayer de retranscrire ça dans les volets qui vont suivre. Ce truc de l’homme viril à moustache. L’exemple type, c’est Saddam Hussein. Il s’est toujours présenté comme un homme très fort, avec une armée
immense, qui change souvent de tenue. Mais en fait, il était nul, et quand il a commencé à emmerder ses voisins, il s’est fait balayer d’un revers de la main.”
Il y a aussi le contexte social, politique et religieux de la Syrie d’Hafez el-Assad, pas forcément à la portée d’un enfant,mais que le petit Sattouf commence à envisager à force d’observation candide.
“A l’époque, je ne me rendais pas compte qu’on vivait en dictature en Syrie. J’entendais les adultes en causer mais je ne comprenais pas bien. Mitterrand, Kadhafi, Assad, chaque pays avait son chef, c’était un peu comme des Big Jim pour moi. Kadhafi, il était beau physiquement, et c’était une sorte de playboy, il était pris en photo dans Paris-Match, il avait un côté assez héroïque, pour un gosse. Assad était différent, d’une autre génération. Les gens en parlaient moins, et puis il était alaouite. Kadhafi, c’était plus une rock-star. En Libye, il y avait une vraie unité nationale autour de lui. En Syrie, c’était plus compliqué, on sentait que c’était des gens qui vivaient les uns à côté des autres.”
Paris, Libye, Bretagne, Syrie, puis re-Bretagne, puis re-Syrie : de cet itinéraire forcément particulier, Riad Sattouf a décidé de faire une gigantesque aventure qu’il met en scène au fil des pages, avec la plus grande honnêteté possible : c’est un traité d’acculturation par le haut, fascinant d’humour et d’intelligence. Découvrir L’Arabe du futur, c’est entrer encore un peu plus dans les obsessions de l’un des auteurs les plus doués de sa génération, l’un des plus drôles aussi, pour n’attendre qu’une chose : la suite des aventures du jeune Sattouf Riad, Breton de Syrie et Syrien de Bretagne. L’un ne va pas sans l’autre.
L’Arabe du futur – Une jeunesse au Moyen-Orient (1978-1984) (Allary Editions), 184 pages, 20,90 €. En librairie le 15 mai