Salam Kawakibi : «Le mur de la peur s’est cassé en Syrie»
Emouvante, caustique, pleine de tendresse et d’ironie fut l’intervention du chercheur syrien Salam Kawakibi au troisième panel du colloque d’El Watan/Paris VIII, panel consacré au thème «Le printemps arabe, entre révolution et contre-révolution». Salam Kawakibi a fait des études d’économie à l’université d’Alep ; il est également diplômé de l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence.
Le conférencier est actuellement chargé de cours à l’université Paris I et, depuis octobre 2009, il est chercheur à la Faculté des sciences sociales et politiques de l’université d’Amsterdam. Salam Kawikibi est par ailleurs directeur de recherche au centre d’études Arab Reform Initiative. Pour la petite histoire et comme son patronyme le laisse deviner, il est l’arrière-petit-fils de l’illustre penseur réformiste Abderrahman Al Kawakibi (1855-1902).Sous le titre «Une (r)évolution de la société civile syrienne», Salam Kawakibi s’est attelé à brosser un tableau de la situation politique qui prévaut présentement au pays de Bachar Al Assad et des convulsions que vit la société syrienne depuis plusieurs mois, dans la foulée des révoltes arabes.
«Je vous avertis dès le début que je ne vais pas avoir beaucoup de recul scientifique par rapport au sujet que je vais traiter avec vous. Vous allez ressentir une émotion, vous allez me le reprocher plus tard peut-être, mais je l’assume parce qu’on ne peut pas être de Syrie ces jours-ci et parler avec une objectivité totale», prévient-il d’emblée, avant d’inviter le public à observer une minute de silence «dans votre cœur seulement» à la mémoire des victimes syriennes. «Les martyrs syriens dépassent maintenant les 5000 morts. Il y a 10 000 à 12 000 blessés et autant de handicapés à vie, 70 000 arrestations et 25 000 détenus», détaille le conférencier.
«Allez revoir vos femmes et refaites d’autres enfants !»
Salam Kawakibi cite ensuite cette anecdote édifiante : «Il y a quelques mois, c’était avant la révolution, je me baladais dans les rues d’Alep et je suis tombé sur une grande manifestation, avec des revendications politiques. Cela m’a d’autant plus surpris qu’en Syrie, depuis 1962, les manifestations publiques sont interdites. J’étais donc très ému de voir cela. J’ai pensé que les réformes avaient enfin abouti, que le Président, même s’il a pris 11 ans pour réformer, a quand même autorisé une manifestation à connotation politique. J’ai décidé de m’approcher un peu plus des manifestants pour leur parler et là, quelqu’un a crié de loin : ‘Stop ! Vous ne voyez pas qu’on est en train de filmer !’ J’ai compris alors que c’était un tournage d’une fiction. Vous savez bien, en Algérie, que les Syriens sont passés champions dans la production de fictions télé. Pourtant, quelques mois après, cette fiction est devenue réalité.»
Le moteur du soulèvement du peuple syrien est strictement politique, insiste le politologue : «Contrairement à ce que j’ai entendu hier, les manifestations se sont déclenchées pour des raisons purement politiques et pas du tout pour des revendications économiques. La première manifestation a été provoquée par de jeunes commerçants du bazar de Damas pour protester contre les humiliations infligées par les forces de l’ordre.» Evoquant la ville «héroïque» de Daraa qui, se souvient-on, a été la première à braver la terreur du régime de Damas, l’orateur fera ce témoignage bouleversant : «Dans la ville de Daraa, des enfants influencés par les médias ont écrit sur les murs de l’école : ‘A bas le régime !’ Ils sont âgés de 9 à 14 ans et, malgré cela, ils ont été arrêtés et torturés. On leur a arraché les ongles. Quand leurs parents ont demandé leur libération, le chef des services de renseignement local leur a rétorqué : ‘Allez revoir vos femmes et refaites d’autres enfants !’» Et de marteler : «L’origine des événements, c’est la dignité, la liberté, ce ne sont ni les sionistes, ni les impérialistes, ni les forces occidentales qui nous ont appris comment revendiquer notre dignité !»
«Sécuritocratie»
Esquissant une radioscopie de la structure de l’Etat syrien, Salam Kawakibi en situe la matrice dans l’appareil sécuritaire tentaculaire : «Le Baath est devenu une section de sécurité comme une autre. Ce n’est plus un parti politique. Cela correspond à la politique d’Al Assad qui a transformé la Syrie en ‘sécuritocratie’. Cela dépasse largement le concept d’Etat policier. La sécurité en Syrie domine tout, même l’armée et la présidence.»Concernant la société civile syrienne, le conférencier la divise en trois catégories : «La première catégorie, c’est une société civile ‘normale’, qui active dans des conditions très difficiles, qui a besoin d’autorisation pour chaque action, pour chaque adhésion et pour chaque sou dépensé. La deuxième catégorie est celle que nous appelons en sciences politiques les Gongo (de l’anglais Government organized no governmental organization). Ce sont des ONG contrôlées par le gouvernement. Celles-ci sont devenues des Flango : First Lady NGO, des organisations non gouvernementales dépendant de la première dame. En Syrie, on a bien développé les Flango avec l’aide des Occidentaux. Tous les financements adressés à la société civile dans le cadre du Processus de Barcelone vont vers ces Flango.» «La troisième catégorie est la société civile des réceptions et des cocktails d’ambassades, de préférence avec des gens qui parlent leur langue, qui boivent avec eux un verre de vin et dont les femmes ne sont pas voilées», ironise le politologue. Quant aux formations partisanes, S. Kawakibi note que les partis actuels, qui sont en gros d’obédience communiste ou nassériste, en plus de quelques formations hybrides, ne sont plus que des coquilles vides. «Dans ces partis, il y a le secrétaire général, sa femme, son fils et une Mercedes», assène-t-il avec sarcasme.
Abordant la question de l’islamisme, l’orateur estime que «c’est le mouvement le plus organisé en Syrie». Il fera remarquer en passant que «la société syrienne est très conservatrice ; elle préfère ne pas mélanger la politique et la religion». Et de mettre en évidence la place prépondérante qu’occupent les confréries mystiques dans son pays : «La société a développé pas mal d’écoles soufies. Même si mon arrière-grand-père Al Kawakibi critiquait le soufisme, moi je considère que le soufisme, actuellement, apaise beaucoup les pratiques religieuses et leur confère une dimension plus artistique, plus poétique.»
Les femmes à la tête de la contestation
Affinant son propos, il récapitule : «Opposition œuvrant ou bien en prison, ou bien dans la clandestinité, société civile presque inexistante, malgré tout, depuis six mois, la révolution continue de manière remarquable. Elle garde son caractère pacifique. Il y a beaucoup de figures féminines à la tête de la révolution, cela, on le dit très peu. On parle de salafisme, on parle d’Al Qaîda, alors qu’il y a des femmes laïques, émancipées, à la tête de ces mouvements. Et les jeunes suivent à la lettre leurs recommandations.» «Il y a aussi une résistance, je dirais, à la Gandhi. J’ai beaucoup d’admiration pour cette résistance pacifique. En tout cas, le mur de la peur s’est cassé en Syrie.» Mais face à cette demande pressante de changement, «le régime continue à pratiquer une logique sécuritaire», déplore le politologue. «Il ne veut pas du tout entendre parler d’une solution politique.»
Dans cette équation en apparence insoluble, Salam Kawakibi injecte le poids des variables extérieures. Pour lui, deux pays pèsent essentiellement dans cette équation : la Turquie et l’Iran. L’orateur valorise en l’occurrence le rôle de la Turquie et s’en prend à ceux qui présentent le gouvernement d’Erdogan comme étant crypto-islamiste. «Personne ne peut surenchérir sur mes propos puisque mon arrière-grand-père a été assassiné par les Ottomans», dit-il, avant d’ajouter : «Je sais que la Turquie actuelle n’a rien à voir avec l’esprit de l’empire ottoman. Elle applique une politique tout à fait pragmatique, avec une dimension morale. Il y a 15 000 réfugiés syriens actuellement en Turquie. Il y avait des pressions au début amicales, qui se transforment en menaces à l’encontre du régime syrien.»
Rebondissant sur la place du religieux dans le paysage sociopolitique syrien, Salam Kawakibi tient à apporter cette nuance de taille : «J’entends généralement, dans les conférences en Europe, des reproches du genre : pourquoi les manifestations partent-elles toujours des mosquées ? Cela témoigne d’une méconnaissance complète de la société syrienne. En Syrie, un rassemblement de plus de 10 personnes ailleurs que dans une mosquée ou autour d’un match de foot, c’est impossible. Et comme ils ont suspendu le championnat, on ne peut pas se réunir dans les stades. Alors on est obligés de se réunir dans les mosquées. Comme l’a dit Adonis, les mosquées sont le seul endroit où l’on peut se rassembler. Il y a même des jeunes chrétiens qui ont appris à prier rien que pour pouvoir aller le vendredi à la mosquée et sortir manifester ensuite.» Dans le même registre, il ajoute : «Même quand vous entendez crier ‘Allah Akbar’, il faut savoir que dans notre culture, on le dit aussi pour apprécier un but de Lionel Messi ou bien pour s’extasier devant une jolie femme dans la rue…»
Mustapha Benfodil
Source:
Emouvante, caustique, pleine de tendresse et d’ironie fut l’intervention du chercheur syrien Salam Kawakibi au troisième panel du colloque d’El Watan/Paris VIII, panel consacré au thème «Le printemps arabe, entre révolution et contre-révolution». Salam Kawakibi a fait des études d’économie à l’université d’Alep ; il est également diplômé de l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence.
Le conférencier est actuellement chargé de cours à l’université Paris I et, depuis octobre 2009, il est chercheur à la Faculté des sciences sociales et politiques de l’université d’Amsterdam. Salam Kawikibi est par ailleurs directeur de recherche au centre d’études Arab Reform Initiative. Pour la petite histoire et comme son patronyme le laisse deviner, il est l’arrière-petit-fils de l’illustre penseur réformiste Abderrahman Al Kawakibi (1855-1902).Sous le titre «Une (r)évolution de la société civile syrienne», Salam Kawakibi s’est attelé à brosser un tableau de la situation politique qui prévaut présentement au pays de Bachar Al Assad et des convulsions que vit la société syrienne depuis plusieurs mois, dans la foulée des révoltes arabes.
«Je vous avertis dès le début que je ne vais pas avoir beaucoup de recul scientifique par rapport au sujet que je vais traiter avec vous. Vous allez ressentir une émotion, vous allez me le reprocher plus tard peut-être, mais je l’assume parce qu’on ne peut pas être de Syrie ces jours-ci et parler avec une objectivité totale», prévient-il d’emblée, avant d’inviter le public à observer une minute de silence «dans votre cœur seulement» à la mémoire des victimes syriennes. «Les martyrs syriens dépassent maintenant les 5000 morts. Il y a 10 000 à 12 000 blessés et autant de handicapés à vie, 70 000 arrestations et 25 000 détenus», détaille le conférencier.
«Allez revoir vos femmes et refaites d’autres enfants !»
Salam Kawakibi cite ensuite cette anecdote édifiante : «Il y a quelques mois, c’était avant la révolution, je me baladais dans les rues d’Alep et je suis tombé sur une grande manifestation, avec des revendications politiques. Cela m’a d’autant plus surpris qu’en Syrie, depuis 1962, les manifestations publiques sont interdites. J’étais donc très ému de voir cela. J’ai pensé que les réformes avaient enfin abouti, que le Président, même s’il a pris 11 ans pour réformer, a quand même autorisé une manifestation à connotation politique. J’ai décidé de m’approcher un peu plus des manifestants pour leur parler et là, quelqu’un a crié de loin : ‘Stop ! Vous ne voyez pas qu’on est en train de filmer !’ J’ai compris alors que c’était un tournage d’une fiction. Vous savez bien, en Algérie, que les Syriens sont passés champions dans la production de fictions télé. Pourtant, quelques mois après, cette fiction est devenue réalité.»
Le moteur du soulèvement du peuple syrien est strictement politique, insiste le politologue : «Contrairement à ce que j’ai entendu hier, les manifestations se sont déclenchées pour des raisons purement politiques et pas du tout pour des revendications économiques. La première manifestation a été provoquée par de jeunes commerçants du bazar de Damas pour protester contre les humiliations infligées par les forces de l’ordre.» Evoquant la ville «héroïque» de Daraa qui, se souvient-on, a été la première à braver la terreur du régime de Damas, l’orateur fera ce témoignage bouleversant : «Dans la ville de Daraa, des enfants influencés par les médias ont écrit sur les murs de l’école : ‘A bas le régime !’ Ils sont âgés de 9 à 14 ans et, malgré cela, ils ont été arrêtés et torturés. On leur a arraché les ongles. Quand leurs parents ont demandé leur libération, le chef des services de renseignement local leur a rétorqué : ‘Allez revoir vos femmes et refaites d’autres enfants !’» Et de marteler : «L’origine des événements, c’est la dignité, la liberté, ce ne sont ni les sionistes, ni les impérialistes, ni les forces occidentales qui nous ont appris comment revendiquer notre dignité !»
«Sécuritocratie»
Esquissant une radioscopie de la structure de l’Etat syrien, Salam Kawakibi en situe la matrice dans l’appareil sécuritaire tentaculaire : «Le Baath est devenu une section de sécurité comme une autre. Ce n’est plus un parti politique. Cela correspond à la politique d’Al Assad qui a transformé la Syrie en ‘sécuritocratie’. Cela dépasse largement le concept d’Etat policier. La sécurité en Syrie domine tout, même l’armée et la présidence.»Concernant la société civile syrienne, le conférencier la divise en trois catégories : «La première catégorie, c’est une société civile ‘normale’, qui active dans des conditions très difficiles, qui a besoin d’autorisation pour chaque action, pour chaque adhésion et pour chaque sou dépensé. La deuxième catégorie est celle que nous appelons en sciences politiques les Gongo (de l’anglais Government organized no governmental organization). Ce sont des ONG contrôlées par le gouvernement. Celles-ci sont devenues des Flango : First Lady NGO, des organisations non gouvernementales dépendant de la première dame. En Syrie, on a bien développé les Flango avec l’aide des Occidentaux. Tous les financements adressés à la société civile dans le cadre du Processus de Barcelone vont vers ces Flango.» «La troisième catégorie est la société civile des réceptions et des cocktails d’ambassades, de préférence avec des gens qui parlent leur langue, qui boivent avec eux un verre de vin et dont les femmes ne sont pas voilées», ironise le politologue. Quant aux formations partisanes, S. Kawakibi note que les partis actuels, qui sont en gros d’obédience communiste ou nassériste, en plus de quelques formations hybrides, ne sont plus que des coquilles vides. «Dans ces partis, il y a le secrétaire général, sa femme, son fils et une Mercedes», assène-t-il avec sarcasme.
Abordant la question de l’islamisme, l’orateur estime que «c’est le mouvement le plus organisé en Syrie». Il fera remarquer en passant que «la société syrienne est très conservatrice ; elle préfère ne pas mélanger la politique et la religion». Et de mettre en évidence la place prépondérante qu’occupent les confréries mystiques dans son pays : «La société a développé pas mal d’écoles soufies. Même si mon arrière-grand-père Al Kawakibi critiquait le soufisme, moi je considère que le soufisme, actuellement, apaise beaucoup les pratiques religieuses et leur confère une dimension plus artistique, plus poétique.»
Les femmes à la tête de la contestation
Affinant son propos, il récapitule : «Opposition œuvrant ou bien en prison, ou bien dans la clandestinité, société civile presque inexistante, malgré tout, depuis six mois, la révolution continue de manière remarquable. Elle garde son caractère pacifique. Il y a beaucoup de figures féminines à la tête de la révolution, cela, on le dit très peu. On parle de salafisme, on parle d’Al Qaîda, alors qu’il y a des femmes laïques, émancipées, à la tête de ces mouvements. Et les jeunes suivent à la lettre leurs recommandations.» «Il y a aussi une résistance, je dirais, à la Gandhi. J’ai beaucoup d’admiration pour cette résistance pacifique. En tout cas, le mur de la peur s’est cassé en Syrie.» Mais face à cette demande pressante de changement, «le régime continue à pratiquer une logique sécuritaire», déplore le politologue. «Il ne veut pas du tout entendre parler d’une solution politique.»
Dans cette équation en apparence insoluble, Salam Kawakibi injecte le poids des variables extérieures. Pour lui, deux pays pèsent essentiellement dans cette équation : la Turquie et l’Iran. L’orateur valorise en l’occurrence le rôle de la Turquie et s’en prend à ceux qui présentent le gouvernement d’Erdogan comme étant crypto-islamiste. «Personne ne peut surenchérir sur mes propos puisque mon arrière-grand-père a été assassiné par les Ottomans», dit-il, avant d’ajouter : «Je sais que la Turquie actuelle n’a rien à voir avec l’esprit de l’empire ottoman. Elle applique une politique tout à fait pragmatique, avec une dimension morale. Il y a 15 000 réfugiés syriens actuellement en Turquie. Il y avait des pressions au début amicales, qui se transforment en menaces à l’encontre du régime syrien.»
Rebondissant sur la place du religieux dans le paysage sociopolitique syrien, Salam Kawakibi tient à apporter cette nuance de taille : «J’entends généralement, dans les conférences en Europe, des reproches du genre : pourquoi les manifestations partent-elles toujours des mosquées ? Cela témoigne d’une méconnaissance complète de la société syrienne. En Syrie, un rassemblement de plus de 10 personnes ailleurs que dans une mosquée ou autour d’un match de foot, c’est impossible. Et comme ils ont suspendu le championnat, on ne peut pas se réunir dans les stades. Alors on est obligés de se réunir dans les mosquées. Comme l’a dit Adonis, les mosquées sont le seul endroit où l’on peut se rassembler. Il y a même des jeunes chrétiens qui ont appris à prier rien que pour pouvoir aller le vendredi à la mosquée et sortir manifester ensuite.» Dans le même registre, il ajoute : «Même quand vous entendez crier ‘Allah Akbar’, il faut savoir que dans notre culture, on le dit aussi pour apprécier un but de Lionel Messi ou bien pour s’extasier devant une jolie femme dans la rue…»
Mustapha Benfodil