Salam Kawakibi : «L’islam politique et la démocratie font peur aux Russes»

Article  •  Publié sur Souria Houria le 8 juin 2012

Près de quinze mois de soulèvement populaire, le face-à-face se poursuit sans que le régime de Bachar Al Assad cède. Cependant, l’insurrection ne faiblit pas. L’escalade précipite le pays dans une «guerre civile». Pour Salam Kawakibi, Directeur par intérim de l’Initiative arabe de réforme et professeur associé à l’université de Paris I, l’issue de la révolution dépend de «la capacité de résistance des Syriens».

-La Syrie semble franchir un cap encore plus dangereux dans la violence avec des massacres collectifs. Le risque d’une guerre civile est-t-il inéluctable ?

Les efforts sont palpables pour transformer la guerre contre les civils en guerre civile. Dans ce sens, le régime fait recours à tous les moyens. Dès lors, le tissu social est menacé malgré une résistance remarquable. Le communautarisme social en Syrie est présent depuis longtemps et il n’a jamais été conflictuel. Cependant, le pouvoir politique instrumentalise la question religieuse depuis les années 1970 et prend en otages les minorités. Le discours divisionniste, qui accompagne les pratiques de la répression, risque de faire son chemin au sein de la société. Des efforts politiques sont nécessaires pour épargner la Syrie de sombrer dans une telle forme de conflit et sortir de la logique de la réaction pour provoquer l’action.

-Plus d’une année de farouche résistance et de mobilisation des Syriens, le régime de Bachar Al Assad vacille, mais ne chute pas. Comment expliquer qu’il tienne encore ?

Le régime a été conçu pour gérer une telle situation. La peur au sein de la classe dirigeante joue un rôle important dans la dissuasion d’un effritement du système. Malgré cela, il est important de souligner que le régime a un pilier social qu’il a réussi à élever et alimenter durant des décennies. D’un autre côté, le projet politique proposé par l’opposition syrienne n’arrive toujours pas à rassurer une partie «silencieuse» de la société. Elle n’est pas acquise au pouvoir, mais elle ne peut pas franchir le mur de sa peur de l’instabilité et de l’inconnu tant que le projet alternatif traîne les pas. Le rôle de la Russie et de l’Iran est crucial dans le maintien du statu quo. Finalement, l’intervention étrangère de l’Iran et de la Russie contribue à la consolidation de la vision répressive au sein du pouvoir en s’appuyant sur un support étranger qui risque d’être défectible.

-Qu’est-ce qui justifie ce soutien indéfectible de Moscou au régime de Damas ?

Les Russes négocient d’autres dossiers au prix du sang syrien. Ils ont le sentiment d’avoir été «lésés» sur la scène internationale depuis l’effondrement du bloc soviétique. Pour eux, il est temps de récupérer et d’effacer l’humiliation. Deux facteurs essentiels qui émergent de la révolte arabe en général : l’islam politique et la démocratie. Tous les deux présentent une source de crainte pour la Russie dont le système politique est loin d’être une réelle démocratie et la présence de plus que 25% de musulmans au sein de leur population ne simplifie pas la gestion sociétale.

-L’intervention militaire étrangère semble être écartée et l’armement de l’opposition ne fait pas l’unanimité. Comment voyez-vous l’issue de la révolution ?

L’issue dépendra de la résistance civile et la mobilisation politique. Les Syriens sont capables de prouver leur attachement à la première. La militarisation involontaire provoquée par un degré inqualifiable de la répression sanglante ne prive pas la contestation de sa nature pacifique et citoyenne. Nous constatons une adhésion de plus en plus importante des fractions de la société qui était dans les rangs de «l’hésitation». En revanche, le projet politique alternatif est un élément fondamental pour rassurer sur l’avenir. L’opposition politique consomme beaucoup d’énergie dans ses conflits internes et dans l’égoïsme pathétique de certains de ses figures. Un tel projet contribuera à consolider la position des Syriens et leur permettra de voir l’avenir loin des confrontations et de la répression.

-Le Conseil national syrien traverse lui aussi une crise et la démission de son président, Bourhan Ghalioune, rend sa tâche encore plus compliquée. Que se passe-t-il réellement au sein de cette instance ?

Plusieurs décennies sans pratique ni culture politiques, exil et emprisonnement des activistes, développement naturel d’une culture de soupçon et de méfiance au sein de la société en général et chez les opposants en particulier, sont des facteurs qui n’aident pas à la création d’une opposition efficace et soudée. Cependant, il est aussi normal que des divergences politiques et tactiques trouvent leur place dans n’importe quelle instance qui œuvre pour un avenir «démocratique» de son pays. Bourhan Ghalioune, s’il démissionne effectivement, donnera le bon exemple pour un avenir pluriel où les règles de l’alternance seront respectées. Cela ne remet pas en cause ses qualités et le rôle qu’il a pu jouer durant les derniers mois. Si l’efficacité du fonctionnement du CNS nécessite un tel pas, il faut le franchir. Cependant, il n’est pas certain que le problème ne réside que dans ce dossier.

-Comment évaluez-vous la mission de Kofi Annan ?

Elle est mort-née. Mais il était judicieux de suivre son application pour voir son aboutissement. Même si cette attente coûte des vies humaines, il est clair que le plan a sauvé la communauté internationale qui n’avait pas d’autres alternatives. Kofi Annan a dans son CV un échec palpable au Rwanda quand il était secrétaire général. Une nouvelle ligne sanglante s’ajoute à son «œuvre». Les six points du plan étaient très vagues et sujets à plusieurs interprétations. Ensuite, ses différentes déclarations pour «déplorer», «sommer les deux parties», «regretter», etc., ne peuvent que confirmer que ce plan était bien seulement pour deux choses : plaire aux Russes et justifier l’incapacité occidentale à entreprendre des mesures concrètes et loin d’être militaires.

-Qu’attendent les Syriens de la communauté internationale ?

Ils ont attendu beaucoup et il me semble que c’était leur «erreur». Les sociétés civiles internationales peuvent compenser le vide laissé par la décision politique. Il ne faut pas se faire des illusions en ce qui concerne les politiques et les politiciens. Les Syriens ont prouvé leur capacité à résister. Les différentes formes de résistance qu’ils ont pu «inventer» durant les 15 derniers mois leur permettront de consolider l’endurance devant la souffrance. Il est ainsi important de compter sur leur conscience politique et sociétale afin d’éviter de sombrer dans un conflit communautaire voulu et orchestré par les ennemis locaux de cette nation millénaire.

Source: http://www.elwatan.com/international/salam-kawakibi-l-islam-politique-et-la-democratie-font-peur-aux-russes-06-06-2012-173642_112.php