Samar Yazbek : “Il faut présenter Bachar al-Assad à La Haye comme criminel de guerre” – propos recueillis par Grégoire Leménager – traduction par Hana Jaber
L’OBS. Vous avez collecté d’innombrables histoires pour écrire «les Portes du néant». Pourriez-vous résumer la vôtre, en repartant de la femme que vous étiez avant la révolution, jusqu’en mars 2011? Car votre livre montre bien que vous n’êtes évidemment plus la même.
Samar Yazbek. Ce n’est pas le livre qui m’a changée, c’est ce qui s’est passé ces dernières années en Syrie. Je suis globalement une femme rebelle, rebelle contre les traditions et les us et coutumes. J’ai quitté la maison familiale quand j’avais 16 ans. J’ai été active dans les questions de droits de l’homme en Syrie, je suis de gauche, je crois avoir vécu une histoire de libération personnelle qui a été violente, contre toutes les institutions de la société arabe – que ce soient des institutions religieuses, confessionnelles ou sociales comme l’institution du mariage par exemple.
J’ai toujours vécu en femme indépendante, et j’ai élevé mon enfant seule. C’était quelque chose de difficile dans le monde arabe, mais je pensais qu’être libre était une responsabilité. Et dans la mesure où j’avais fait quelque chose de non conventionnel dans la société, il était de mon devoir d’aller jusqu’au bout. La femme qui était avant la révolution, elle est toujours là après la révolution. C’est la même.
La différence… c’est difficile la question que vous posez. La différence, c’est comment tu gères la douleur et comment tu transformes l’enfer en action. La différence, encore plus forte, c’est que je me suis retrouvée au cœur de la mort, alors qu’avant j’avais une relation étroite avec la liberté, et que ma relation avec la mort était métaphorique. Là, j’étais en plein confrontée à la question de la mort. Je suis devenue beaucoup plus triste, mais je suis beaucoup plus déterminée qu’avant sur les questions de liberté et de responsabilité.
Au printemps 2011, après les premières manifestations pacifistes qui ont eu lieu en Syrie, vous avez été jetée en prison, puis vous avez pu quitter votre pays. Puis vous y êtes retournée, en 2012 et 2013. Trois fois. Vous l’avez fait pour beaucoup de raisons, bien sûr, mais s’il fallait n’en retenir qu’une, la raison la plus profonde, ce serait quoi?
En vérité, lorsque je suis revenue, c’est parce que j’étais convaincue que j’allais rester en Syrie. Et à chaque fois que j’y allais, je trouvais que la situation se dégradait, qu’il y avait de plus en plus de bombardements, donc je repartais, mais en me disant: la prochaine fois, je vais revenir et rester. Sauf que le temps jouait contre moi et contre la révolution, parce que les djihadistes se faisaient de plus en plus nombreux, la révolution était en train d’être volée, et il y avait toujours les bombardements. C’étaient des bombardements très forts.
Je me disais donc que j’allais rester en vivant comme les autres, même si je pouvais mourir comme eux. Mais à cause de mes appartenances familiales, parce que j’étais une personne laïque, je faisais partie de tout un processus, démocratique et non-confessionnel, qu’on essayait d’éliminer. Je ne voulais pas vivre en exil. Mais lorsque j’ai compris que je ne pourrais pas continuer de vivre là-bas, parce que Daech se confirmait sur le terrain, j’ai décidé d’écrire le livre.
Votre livre est, entre autres, une enquête sur la manière dont une révolution pacifique s’est transformée en guerre civile. A cet égard, toutes les histoires que vous racontez disent à peu de choses près la même chose : nous avons pris les armes parce qu’on attaquait nos femmes et nos enfants. Tout le monde dit ça dans votre livre, qui est absolument accablant pour Bachar Al-Assad. A-t-il pour autant une circonstance atténuante à vos yeux, ou vraiment aucune?
Non, absolument rien. J’ai vu de mes propres yeux ce que Bachar faisait aux gens. Que ce soit dans les premiers quatre mois de la révolution (que j’ai racontés dans mon autre livre, «Feux croisés»), ou par la suite, j’ai vu comment les gens mouraient, comme des insectes, sous les bombardements.
La responsabilité d’Assad est énorme dans ce qui se passe aujourd’hui en Syrie. Il est responsable en grande partie de la manière dont le terrorisme s’est fabriqué, ce terrorisme dont on souffre et dont vous souffrez aussi, dont le monde entier souffre. Il en est responsable. Lui et ses alliés. Le peuple syrien, qui est aujourd’hui en train d’être décimé, de subir l’équivalent d’un génocide, subit trois formes de despotisme: celui de Bachar, celui de la communauté internationale et celui de l’extrémisme religieux.
Qu’entendez-vous par «despotisme de la communauté internationale»?
Il y a des intérêts mondiaux, ceux des Etats-Unis, de l’Europe et de la Russie : leurs divergences d’intérêts et leur silence sur les attaques chimiques ont largement contribué à nous mener là où nous en sommes et à fabriquer la terreur. Même si ce n’est pas la seule cause du terrorisme, car il y a bien entendu d’autres raisons.
Vous rendez hommage à l’incroyable «héroïsme quotidien» des Syriens qui s’obstinent à faire en sorte que «la vie continue», expression qui revient souvent dans le livre. Comment font-ils? Où trouvent-ils cette force? Il y a quelque chose de très troublant dans votre livre: c’est la façon dont les gens rient et plaisantent au milieu du chaos. Vous aussi d’ailleurs. Vous le théorisez p. 205: «Le rire était leur antidote contre la mort !».
C’est pour ça que je crois dans le peuple syrien. Quand il y a beaucoup de mort, il y a beaucoup de vie aussi. Quand les gens sentent qu’ils peuvent mourir à n’importe quel moment, ils vivent la vie de la manière la plus profonde et la plus pleine possible. Mais ils meurent tout le temps. Ils sont tout le temps en train de mourir, ils ne peuvent rien faire. Au début, lorsque j’ai fait cette expérience, j’étais terrorisée, et puis j’ai appris avec eux à rire au grondement des avions.
Je vais vous raconter quelque chose. C’était une femme, elle avait son mari dans l’ASL, il était combattant. Elle faisait partie du groupe de femmes avec lesquelles j’essayais de monter un projet de développement. Quand je l’ai vue la première fois, elle était enceinte. La deuxième, elle était encore enceinte. Je lui ai demandé comment elle faisait, alors que c’était la guerre et que son mari combattait ; elle m’a répondu que l’amour le plus fort est celui qui se fait en danger de mort. Le rire, l’humour, c’est une manière de se protéger. C’est la meilleure défense parce qu’ils n’ont pas d’autre choix.
Mais ça, c’était il y a trois ans. Au bout de cinq ans de guerre, la situation débouche sur une situation de néant, qui elle-même ne laisse plus de place que pour la violence. Tout cela pour dire que la Syrie n’est pas du tout comme on imagine: la Syrie c’est Daech et Daech c’est les Syriens, ça n’est pas vrai du tout. La Syrie est occupée par Daech. Nous les Syriens, nous sommes modérés, nous aimons la vie. Les choses ont changé maintenant, mais encore une fois, il faut imaginer que c’est un peuple qui est décimé depuis cinq ans.
Vous-même avez fait preuve d’un courage extraordinaire. Il est d’autant plus impressionnant que vous êtes à la fois une femme et une Alaouite, qui s’est trouvée confrontée sur le terrain à des hommes qui en veulent à mort aux Alaouites. Quelle est la situation où vous avez éprouvé la plus grande peur?
J’avais tout le temps peur. Mais à l’époque je pensais qu’on était en train de construire un pays. La peur, ce n’est pas honteux. C’est quelque chose de très humain, comme l’amour, comme la haine. Mais cette peur ne m’a jamais fait abandonner. Parfois je perdais la foi, l’espoir qu’on puisse un jour construire un pays. Et puis quand je revoyais certaines personnes, ces personnes me rendaient confiance. Du coup, tout disparaissait, la peur, la méfiance, au profit de l’idée que nous étions en train de construire un pays.
Mais je vais vous dire quelque chose d’important: le fait d’être écrivain m’a beaucoup aidée, ça me permettait d’avoir de l’imagination. Dans les moments difficiles, quand il y avait des bombardements, je mettais toute mon énergie à imaginer la scène la plus spectaculaire, j’utilisais mon imagination pour lutter contre la réalité. C’était fou mais ça m’a aidée. Surtout quand on était sur les lignes de front. Etre romancière m’a aidée, oui. J’essayais d’imaginer quelle était la position la plus héroïque que je pourrais avoir si j’étais en train d’écrire un roman. C’est ça qui me faisait tenir.
Un exemple : une fois on était sur une ligne de front, il y avait des combattants islamistes, et 200 mètres plus loin se trouvaient les soldats de l’armée. Il y avait une bataille avec des bombardements. Je discutais avec les jeunes combattants. Ils étaient en train de dire: «Au nom de Dieu, au nom de Dieu, c’est une guerre de religion!» J’ai eu un coup de folie, je leur ai dit: «Mais non, mais non, ce n’est pas une guerre de religion, c’est une révolution. D’ailleurs je suis alaouite et ce n’est pas Bachar qui va nous séparer !»
Evidemment c’était une folie de ma part. Mais le courage dont vous parlez, je ne le voyais pas comme du courage. Je le voyais comme étant mon rôle, comme faisant partie de mon rôle, en tant que citoyenne et en tant qu’intellectuelle devant participer au processus de changement.
Dans votre prologue, vous dédiez ce livre aux «martyrs de la révolution syrienne». Ce prologue se termine par cette phrase: «J’écris pour vous qui avez été trahis». Vous visez notamment la communauté internationale. Que peut-elle encore faire pour se rattraper? Qu’est-il encore possible de réparer? Comment inverser le cours de l’histoire?
La question arrive un peu tardivement, parce que la communauté internationale protège Bachar. Il est trop tard. Mais il faut le présenter à La Haye comme criminel de guerre, voilà, c’est ça qui devrait être fait. Il y a beaucoup de documents qui le condamnent, et qui sont déjà à l’ONU. J’ai très peur de Daech: Daech me condamne comme femme, c’est un ennemi universel, c’est l’ennemi du monde entier, c’est la terreur; mais dire que la guerre a lieu entre Bachar et Daech est faux, c’est un discours biaisé. C’est redonner une image luisante à Bachar. Assad dit qu’il protège les minorités, mais pour ne parler que des jeunes Alaouites, tous sont morts à la guerre.
Il faut que le monde comprenne: il n’y a pas Assad et Daech, Assad fait partie des fabricants du terrorisme. Il y a une guerre religieuse, c’est la réalité désormais; et de même que la Syrie est brisée, c’est un pays qui est détruit. Mais je sais que Assad, son régime et ses alliés font partie de ceux qui nous amenés là. Il a embarqué les jeunes Alaouites dans une guerre qui sert ses intérêts à lui, les intérêts de sa famille et de son régime.
A la fin du livre, plusieurs personnes estiment que la révolution est devenue une guerre de religions, partie pour durer dix ou vingt ans. Quel espoir gardez-vous? Il faudrait peut-être «commencer par faire de petits pas sans braquer les brigades djihadistes telles que Ahrar-al-Cham», notez-vous…
Ça, c’était à propos de mon projet pour aider les femmes et les enfants. Pour ne pas provoquer les djihadistes, je ne voulais pas poser d’emblée qu’on était dans un processus de construction démocratique dans les campagnes, donc je voulais y aller par petits pas. Mais à ce sujet, il faut qu’on reconnaisse quelque chose: les révolutions arabes nous ont ramenés très loin en arrière. Nous avons fait un immense pas en arrière, en fait. Ça a eu lieu de pair avec le développement d’un extrémisme religieux très ancien, qui est contre la femme.
Nous nous battons en tant que femmes contre l’extrémisme religieux, le système patriarcal, le despotisme de Bachar. Mais nous sommes comme dans le roman de Kafka, «la Colonie pénitentiaire»: nous sommes punies de partout. C’est pour ça que je trouvais important de commencer par travailler pas à pas. Surtout que dans cette sale guerre, les femmes ont été utilisées comme des outils, comme des armes de guerre. Des viols confessionnels ont été commis.
Quand Al-Nosra arrive quelque part, les premières lois édictées concernent les femmes, leur manière de s’habiller, etc. C’est pour prouver leur force. Et le régime aussi a encouragé ses hommes à procéder à des viols confessionnels. Il savait très bien ce qu’il faisait: la question de l’honneur est un point extrêmement sensible dans le monde arabe; le viol est un fait politique, c’est considéré comme une honte. Les femmes sont donc punies de partout.
Diriez-vous aujourd’hui que, en lançant la révolution, vous aviez sous-estimé le risque de voir l’extrémisme religieux se réveiller?
A mon avis, si le régime n’avait pas joué la carte confessionnelle, n’avait pas commencé à tirer les ficelles des appartenances confessionnelles, et si la communauté internationale ne s’était pas tue, on n’en serait pas arrivé là. Mais on peut très certainement dire que la présence des dictatures, pendant un demi-siècle dans le monde arabe, en interdisant les libertés, en favorisant la corruption, en réprimant les forces progressistes de gauche, a participé de l’émergence d’appartenances religieuses.
Dans mes pires cauchemars, je ne pensais pas qu’on arriverait à cet extrémisme qu’on a atteint aujourd’hui. Je ne sais pas si ça s’appelle avoir «sous-estimé» le risque. Je me demande si on ne devrait pas plutôt parler de la manière dont la communauté internationale fabrique le terrorisme, ou même d’une conséquence du néolibéralisme, qui entretient un certain type de relations entre pays pauvres et pays riches. Tout cela converge.
Ce qui donne une très grande force à votre récit, c’est la manière dont votre propre douleur, sans jamais éclipser celle des autres, sans jamais envahir le livre, imprègne tout le texte. Aviez-vous le projet d’écrire un livre en partant en Syrie? Et comment ce choix du récit à la première personne s’est-il imposé à vous?
Non, je n’avais pas le projet de faire un livre, même si j’avais celui de transmettre tous ces témoignages d’une manière ou d’une autre, parce que les médias internationaux ne disaient pas toute la vérité. Surtout qu’à l’époque, des journalistes étrangers commençaient à être enlevés et tués. Donc je me suis dit : c’est mon pays, c’est à moi d’y aller. J’envoyais des textes au «New York Times» et au «Guardian», qui les publiaient. Il n’y avait pas l’idée d’écrire le livre.
J’ai voulu qu’il devienne la voix de ceux qui n’en ont pas, ou dont la voix ne porte pas: parce qu’ils n’ont pas d’internet, ne peuvent pas passer à la télévision, et peuvent mourir à n’importe quel moment. C’est la voix des victimes. J’ai choisi le «je» en tant que romancière, pas en tant que journaliste ou activiste. Il était important que ce soit la romancière qui s’exprime, avec son moi et son œil. Car mon «je» à moi fait partie lui aussi de l’histoire de la Syrie. Et mon histoire devait se poursuivre en même temps que les autres histoires que je racontais.
Vous dites dans l’épilogue que ce livre a été très difficile à écrire. Est-ce aussi parce qu’il était difficile de trouver une forme pour raconter le néant?
Non, comme je vous le disais, utiliser le «je» n’était pas difficile. Ce n’est pas le «je» qui a posé problème. Il s’est imposé d’emblée. Là où c’était difficile, c’est que contrairement à ce qui se dit en littérature, cette idée que l’écriture nous débarrasse de la douleur, le fait d’écrire ne me libère pas: il fait au contraire que je m’approprie toutes ces histoires, qu’elles deviennent une partie de mon sang et de mon être. Ces victimes et ces morts-là deviennent une partie de moi.
Vous faites allusion aux «Mille et une nuits», mais aviez-vous par ailleurs un modèle en tête pour vous guider dans l’écriture? La presse anglophone a comparé votre livre à « l’Hommage à la Catalogne » d’Orwell, par exemple.
Quand j’ai écrit ce livre, je n’avais rien dans la tête. J’ai été très surprise qu’on compare mon livre à celui d’Orwell, que je ne connaissais pas. Je ne connais pas cette littérature-là. Mais mon grand désir était de dire, de restituer la vérité. Je sais qu’au cours de l’histoire, la vérité change, qu’elle varie beaucoup. Ce livre pouvait être un tout petit clou dans le mur, auquel on pourrait accrocher quelque chose, quelque chose qu’on comprend. Je n’ai pas l’illusion qu’une vérité globale existe dans l’histoire.
Puis-je vous reposer la question que vous pose l’émir d’al-Nosra ? «Votre livre, il va servir à quoi?» (p. 258).
Je vous ferai la même réponse qu’à lui : «Je veux donner une voix à ceux qui n’en ont pas.»
Vous faites actuellement des démarches pour rester en France désormais. Où en êtes-vous?
J’ai le statut de réfugié politique. J’ai de la chance, parce que j’ai les moyens matériels de vivre. Ce n’est pas comme la plupart des réfugiés… Mais non, je ne peux pas dire que je souffre en France de ce point de vue.
Et pensez-vous parfois retourner en Syrie, pour donner une suite à ce livre?
J’aimerais beaucoup, mais ça va être difficile. Tous ceux que connais là-bas sont partis, morts, ou ont été enlevés. Et je mettrais en danger ceux que j’irais voir. Je ne suis pas accepté là-bas, confessionnellement. Et en même temps je ne peux pas aller dans les régions contrôlées par Assad, parce que je suis contre Assad. Aucun des deux camps ne me représente. Mais il y a aussi des gens comme moi dont vous n’entendez pas parler, qui vivent là-bas et qui n’ont plus voix au chapitre.
Qui sont ces gens qui vous ont hébergée, ceux que vous appelez «votre petite famille de Saraqeb»?
Ils me connaissaient comme écrivain, on a eu des contacts virtuels, et je connaissais un activiste là-bas. C’était au tout début, on croyait à la révolution, on pensait que ça allait aboutir. Ils sont venus me chercher à la frontière. Ce sont des amis maintenant. Ils ont quitté la Syrie, mais nous sommes encore en contact. Vous savez, Saraqeb est une ville qui a fait la révolution en peignant sur les murs. A chaque fois qu’il y avait un bombardement, les jeunes faisaient des dessins très ensoleillés. La révolution a commencé dans la joie. Ils ont essayé très longtemps de la continuer.