Samar Yazbek, la revenante de l’enfer syrien – par Grégoire Leménager
Dans un livre qui lui vaut d’être comparée à Orwell, cette romancière syrienne raconte le quotidien de ceux qui luttent à la fois contre Assad et Daech. Rencontre avec une femme peu ordinaire.
La mort lui est tombée dessus au cœur de l’été 2013. Elle avait pris la forme criminelle d’un de ces barils d’explosifs que les hélicoptères de Bachar al-Assad s’appliquent à larguer sur les souks et les bâtiments scolaires, «comme si l’objectif était de tuer le plus grand nombre de civils». Il y a eu «de la fumée et des éclats de métal», Samar Yazbek a «baissé la tête», quelque chose est passé «à quelques centimètres de son cou». Le baril, mèche mal réglée, venait d’exploser en l’air.
Autour de Samar Yazbek, tout le monde n’a pas eu sa chance. Son récit, qui s’intitule «les Portes du néant», nous fait entrer dans un monde peuplé d’enfants amputés et de cadavres pris dans des décombres; de veuves condamnées à épouser des combattants yéménites «en échange d’argent»; de corps décapités au-dessus desquels la romancière d’«Un parfum de cannelle» a vu bourdonner «un petit nuage de mouches»; de familles qui survivent on ne sait comment, entassées dans d’antiques mausolées romains, «humains errant dans les entrailles de la terre, pareils à des bêtes creusant leurs propres tombes». L’apocalypse, now.
Samar Yazbek est née en 1970. Elle aurait pu se dispenser d’aller risquer sa peau, dix fois par jour et dix fois par nuit, dans cet enfer. Les origines alaouites de cette belle femme blonde, qui a étudié la littérature à Lattaquié et Damas, auraient même dû la propulser dans les hautes sphères du régime plutôt qu’au côté des martyrs de l’Armée Syrienne Libre, dans des zones où un émir islamiste lui a expliqué sur un ton glaçant que «les alaouites sont des apostats qui méritent la mort».
Mais le respect prudent des conventions n’a jamais été le fort de cette quadragénaire qui a «quitté la maison familiale à l’âge de 16 ans» pour «élever son enfant seule»: «Je suis une femme globalement rebelle, résume-t-elle dans un sourire troublant. Je suis de gauche, j’ai été active dans les questions de droits de l’homme en Syrie, je crois avoir vécu une histoire de libération personnelle assez violente contre toutes les institutions de la société arabe.»
Comment aurait-elle pu ignorer le «printemps arabe», quand il a gagné la Syrie au printemps 2011? Samar Yazbek y a participé. Elle a été jetée en prison. Elle y a reçu des coups. Elle a enfin pu fuir à Paris. Elle qui, jusqu’ici, scannait les zones d’ombres de la bonne société damascène dans des fictions osées («Un parfum de cannelle» raconte la liaison homosexuelle d’une bourgeoise avec sa domestique), publie alors «Feux croisés: journal de la révolution syrienne» (Buchet-Chastel, 2012) et collectionne des prix littéraires qui applaudissent son courage.
La revenante
Puis Samar Yazbek est revenue en Syrie. Elle qui avait toujours rêvé de liberté et de Paris aurait pu rester à l’abri en France, mais non: trois fois, entre août 2012 et août 2013, elle s’est rendue dans la région d’Idlib en se faufilant sous les barbelés de la frontière turque. C’était pour collecter des témoignages et aider les femmes syriennes avec son association, Women Now For Development, mais aussi parce qu’elle «était convaincue qu’elle allait y rester». Ça n’a pas été possible.
« A chaque fois, la situation se dégradait. Le temps jouait contre moi et contre la révolution, parce que les djihadistes se faisaient de plus en plus nombreux, la révolution était en train d’être volée, et il y avait toujours les bombardements. C’étaient des bombardements très forts. A cause de mes appartenances familiales, parce que j’étais une personne laïque, je faisais partie de tout un processus, démocratique et non confessionnel, qu’on essayait d’éliminer. Lorsque j’ai compris que je ne pourrais pas continuer de vivre là-bas, parce que Daech se confirmait sur le terrain, j’ai décidé d’écrire le livre.»
Ce livre, des Anglais l’ont spontanément comparé à «l’Hommage à la Catalogne» de George Orwell. Ces Anglais-là ont bien fait. La romancière, elle, a été «très surprise. Je ne connais pas cette littérature-là. Mais mon grand désir était de dire, de restituer la vérité. (…) La communauté internationale protège Bachar, mais il n’a aucune circonstance atténuante. Il faut le présenter à La Haye comme criminel de guerre, c’est tout. J’ai très peur de Daech: il me condamne comme femme, c’est l’ennemi universel; mais dire que la guerre a lieu entre Bachar et Daech est faux. Le monde doit comprendre que Bachar fait partie des fabricants du terrorisme. (…) Je sais qu’au cours de l’histoire, la vérité change, qu’elle varie beaucoup. Ce livre pouvait être un tout petit clou dans le mur, auquel on pourrait accrocher quelque chose.»
Il faut l’espérer. En attendant, «les Portes du néant» est à la fois un formidable hommage à l’héroïsme quotidien des Syriens et une terrible enquête sur la transformation d’une révolution pacifiste en guerre civile, puis en guerre de religion, où des mercenaires étrangers se comportent en force d’occupation pendant qu’un tyran «décime» son peuple, et encourage ses hommes à commettre des viols confessionnels. Mais ce récit ne serait qu’un document exceptionnel sur la barbarie contemporaine s’il n’était imprégné, dans chacune de ses pages, de la douleur bouleversante d’une femme désormais condamnée à l’exil, et de sa détermination à porter la voix des autres. La voix de gens qui «meurent tout le temps».
Les Portes du néant, par Samar Yazbek,
traduit de l’arabe par Rania Samara,
préface de Christophe Boltanski,
Stock, 302 p. 20,99 euros.