Si j’étais syrien… Par Pascal Manoukian

Article  •  Publié sur Souria Houria le 20 septembre 2013

Pascal Manoukian

Directeur éditorial de l’Agence Capa, auteur de « Le diable au creux de la main »

Je ne reconnais rien de la Syrie dans les images et les discours qui me viennent du front. Je cherche désespérément ces hommes et ces femmes, aux conversations raffinées, croisés aux terrasses des cafés d’Alep, de Homs ou de Hama. Ils étaient Sunnites, Alaouite, Kurdes, Assyriens ou Arméniens, mélangeaient leurs langues et leurs cuisines.

Où sont passés les étudiants et les chauffeurs de taxis, qui me prenaient à témoin de leurs espoirs, manifestants pacifistes de la première heure, enthousiasmés par les toutes jeunes révolutions arabes.

Ces démocrates qui nous suppliaient de leur venir en aide quand tout était encore possible. Leur rêve ressemblait à celui des grévistes polonais de Gdansk en 1981, simple et universel: rejoindre le camp de la liberté, de l’égalité et de la fraternité.

Nous en avions fait notre devise, et ils comptaient sur nous pour les y aider. Par deux fois déjà nous sommes coupables d’avoir abandonné ces Syriens-là. Aux couteaux des escadrons de Bachar d’abord, puis à l’idéologie moyenâgeuse des islamistes. Nous avons laissé s’éteindre la petite flamme qu’ils nous tendaient à bout de bras. Nous avons laissé les armes des deux camps faire taire leur voix.

Je ne reconnais rien de la Syrie dans les images et les discours qui me viennent du front. Je cherche désespérément ces hommes et ces femmes, aux conversations raffinées, croisés aux terrasses des cafés d’Alep, de Homs ou de Hama. Ils étaient Sunnites, Alaouite, Kurdes, Assyriens ou Arméniens, mélangeaient leurs langues et leurs cuisines.

Où sont passés les étudiants et les chauffeurs de taxis, qui me prenaient à témoin de leurs espoirs, manifestants pacifistes de la première heure, enthousiasmés par les toutes jeunes révolutions arabes.

Ces démocrates qui nous suppliaient de leur venir en aide quand tout était encore possible. Leur rêve ressemblait à celui des grévistes polonais de Gdansk en 1981, simple et universel: rejoindre le camp de la liberté, de l’égalité et de la fraternité.

Nous en avions fait notre devise, et ils comptaient sur nous pour les y aider. Par deux fois déjà nous sommes coupables d’avoir abandonné ces Syriens-là. Aux couteaux des escadrons de Bachar d’abord, puis à l’idéologie moyenâgeuse des islamistes. Nous avons laissé s’éteindre la petite flamme qu’ils nous tendaient à bout de bras. Nous avons laissé les armes des deux camps faire taire leur voix.

Alors si j’étais de ces Syriens-là, de ces démocrates que plus personne ne voit, dont plus personne ne se souvient. Si chaque nuit, je devais enjamber les corps de mes voisins pour rejoindre dans la crasse d’un sous-sol en ruine mes enfants terrorisés et affamés. Si je n’avais plus le choix qu’entre suffoquer sous le gaz sarin ou étouffer sous le soleil d’un camp de tentes.

Alors sans hésitation, je prierais de toutes mes forces pour que l’on bombarde mes bourreaux. Pour que l’on s’acharne sur leurs palais et leurs salons. Pour que l’on pulvérise leurs golfs et leurs limousines. Pour que le métal des bombes éventre leurs coffres et leurs bunkers.

Pour que la belle Asma et ses convives apprêtés des grandes soirées Damassiennes connaissent eux aussi la terreur des murs qui tremblent, des éclats d’os et de verre, des gargouillis du sang et l’angoisse d’accoucher debout. Et aux fins stratèges qui s’interrogent sans fin sur l’efficacité de frappes ciblées, je poserais cette question simple: au nom de quelle loi physique les bombardements ne terroriseraient que les pauvres et les innocents?

Au contraire même, l’histoire montre que les bourreaux ont rarement le courage de leurs victimes. Saddam Hussein, responsable du gazage de dix mille Kurdes à Halabja, Slobodan Milošević ordonnateur du massacre de huit mille musulmans à Srebrenica, les salauds n’ont bien souvent que le pouvoir qu’on leur accorde. Puis un jour vient le courage, et le moment opportun de faire chanceler leur statue; alors ils finissent emportés par le mouvement de balancier, avec plus ou moins de bonheur, plus ou moins de martyrs.

Un courage dont souvent les peuples s’emparent avant les États. Et, chaque fois, l’image du roi dénudé est pitoyable: Saddam terré au fond de son trou, Laurent Gbagbo transpirant à grosses gouttes dans son marcel blanc, Radovan Karadžić grimé derrière sa barbe de gourou, autant d’épouvantails qui n’effraient plus qu’eux-mêmes.

À l’heure où j’écris ces lignes, le coeur noyé de chagrin, je pense à George et Zaina, mes amis d’Alep. Aux salons éventrés, aux parkings saturés de corps mutilés, aux jardins creusés de tombes, à leur citadelle impuissante devant tant de barbarie. Aurons-nous le courage de faire vaciller Bachar le Syrien et de l’envoyer rejoindre la grande galerie des inutiles?

Aurons-nous le courage d’entendre ceux que nous avons abandonné au fond des caves? Où laisserons-nous Bachar donner ses ordres, jour après jour, mort après mort? À Sarajevo aussi, pendant plus de quatre ans, nous avons autorisé les Serbes à saigner la ville de ses musulmans sous prétexte qu’agir c’était prendre le risque d’embraser la région.

Un jour de février 1993, en quittant la ville martyre, j’ai croisé sur mon chemin ces Serbes dont j’avais tant de fois évité les balles et les obus en vivant terré comme un rat. Des gosses en uniformes neufs, commandé par des fous barbus brandissant des crucifix arrachés aux églises. Des morveux, qui jouaient à la guerre sans jamais sentir le souffle d’un obus.

Ils se sont envolés comme des moineaux aux premiers bombardements alliés. Mais dix milles morts trop tard. C’est la même chose, depuis longtemps, de Beyrouth à Kigali, de Grozny à Damas, les morts ne sont pas les nôtres, alors on attend, on négocie, on calcule, on tergiverse en les laissant s’empiler dans les ruines, avec de temps en temps, entre deux couches, le corps d’un photographe ou d’un journaliste, qui eux n’ont attendu aucun vote, aucun sondage pour partir faire leur métier.

Mais la diplomatie semble-t-il a encore faire des miracles. Les stocks d’armes chimiques, qui officiellement n’existaient pas, vont être mis à l’abri du dictateur, qui officiellement ne les utilisait pas.
La guerre propre, dans les règles de l’art, va pouvoir perdurer, et dans les caves, les enfants continuer à trembler. Il y a quinze jours, la France commémorait le soixante-dixième anniversaire du massacre de 642 civils. En Syrie, la guerre a déjà fait 170 Oradour-sur-Glane.

source. : http://www.huffingtonpost.fr/pascal-manoukian-/si-jetais-syrien_b_3952829.html

20130920-091020.jpg