Islam et haine d’autrui – par Dr Muhammad Shahrur – traduit de l’arabe par Marcel Charbonnier
Il ne se passe pas une semaine sans que nous soyons confrontés à des crimes perpétrés au nom de l’Islam en Syrie, en Irak, au Yémen, en Libye et en Europe, et la discorde règne entre les gens dans leurs réunions et dans les medias autour de la véridicité ou de la fausseté des accusations et de la question de savoir si nous, en tant qu’Arabes et que musulmans, nous sommes concernés de près ou de loin par ces accusations.
Tout d’abord, nous sommes supposés, en raison de notre humanité, être en sympathie avec les victimes innocentes quelles que soient leur nationalité, la couleur de leur peau et leurs convictions religieuses et où qu’elles se trouvent, dans notre pays ou dans n’importe quel autre pays au monde, même si ses habitants ne se sont pas montrés solidaires de nos victimes et de nos causes : ceux qui ne ressentent pas les peines d’autrui ont un grave problème d’humanité.
Or, il y a autour de nous beaucoup de personnes qui n’éprouvent aucune sympathie pour les victimes européennes précisément au motif que « ces mécréants ne méritent pas notre sympathie ». C’est là un propos illogique, car ces victimes sont des personnes innocentes, tout d’abord, et ensuite, plus important : avez-vous ouvert leur cœur, pour savoir si elles sont croyantes ou non ? Sans compter que leur rejet de vos propres croyances ne saurait justifier qu’on les tue.
Quant au fait d’affirmer que d’aucuns voudraient défigurer l’image de l’Islam et que d’autres ou les mêmes voudraient pourrir la sérénité européenne, que Daesh serait une création de l’Occident et que le fait de se poser question de savoir à qui ces crimes profitent permettrait de trouver les responsables, nous répondons que tout cela est pour partie vrai, mais je ne veux pas débattre ici de la tête pensante derrière chaque événement : je me concentrerai sur les exécutants.
D’aucuns posent la question rhétorique : « Pourquoi cette autoflagellation ? Serions-nous responsables de tout ce qu’il se passe dans le monde ? Cela d’autant plus que ce qui s’est passé dernièrement en Europe a été le fait de jeunes nés et éduqués en Europe ? »
Certes, ces jeunes criminels sont nés en Europe, et c’est en Europe qu’ils ont grandi, et les pays européens ne se sont pas souciés de savoir s’ils avaient subi une mise à l’écart de la société, une marginalisation et une stigmatisation, et cela a contribué dans une grande mesure à semer chez eux les graines de la violence. Certains avaient des précédents criminels. Mais lorsqu’ils ont eu besoin d’un refuge et d’une identité, ils les ont trouvés dans l’Islam. Par ailleurs, ils ont reçu un enseignement religieux dans des écoles religieuses ou dans des mosquées de la part de cheikhs qui leur ont inculqué dans la plupart des cas la haine de l’Autre différent et qui leur ont enseigné à concevoir dans leur secret intérieur la haine pour la population du pays d’accueil pour de nombreuses raisons. Et aujourd’hui, tandis que le monde entier combat Daesh en Syrie et en Irak, ils oublient ou feignent d’oublier que cette épidémie fait rage absolument partout. En effet, le nombre des jeunes venus du monde entier et en particulier d’Europe pour rejoindre les rangs de Daesh et participer à ses crimes est loin d’être négligeable.
Si l’Occident endosse une part de responsabilité dans la persécution des musulmans tant sur son sol, en tant que pays d’accueil, soit sur le sol des musulmans en tant qu’ancien occupant colonial ou en tant qu’occupant actuel, ou encore en raison de son silence au sujet des tyrans, il est indispensable de reconnaître la part léonine de responsabilité de la culture musulmane dans cette quantité monstrueuse de haine à l’égard d’autrui, une haine qui se transforme chez beaucoup en tueries et en actes terroristes qui n’épargnent rien ni personne.
Aujourd’hui, les musulmans (selon l’acception courante de ce terme) se partagent entre ceux qui rejettent l’accusation de terrorisme portée contre l’Islam et qui, par conséquent, considèrent que ces extrémistes n’ont rien à voir avec cette religion, ceux qui bénissent dans le secret de leur âme ces opérations suicides et qui ne voient aucun inconvénient à ce que l’on tue des innocents, et un troisième groupe, enfin, celui de ceux qui mettent l’Islam en accusation et considèrent qu’il est indispensable de s’en affranchir et de le remiser dans un coin, me reprochant (ainsi qu’à d’autres) toute tentative de renouveler la pensée religieuse au motif que cela reviendrait à mettre un emplâtre sur une jambe de bois.
Je réaffirmerai ici ce que je ne cesse de répéter : nous devons cesser de nous enfoncer la tête dans le sable, reconnaître que l’Islam dont nous avons hérité comporte des ferments de haine et de tueries, et qu’Al-Qaeda, Daesh et autres organisations islamistes extrémistes ne cesseront jamais de s’engendrer mutuellement encore durant des siècles parce que leurs sources et leurs références, ce sont les mêmes ouvrages fondamentaux que l’on enseigne dans nos écoles religieuses, dans nos instituts juridiques (enseignant le droit canon musulman) et dans nos facultés de sharî‘a dans nos différents pays, et qu’il n’existe pas un « Islam moyen » ou « modéré » et un autre Islam qui, lui, serait extrémiste, mais que l’Islam est bel et bien un héritage dans lequel la haine se dissimule parfois sous un vernis de coexistence parfaitement hypocrite, mais une haine qui peut en sortir lorsque des circonstances « favorables » se présentent : l’Autre est alors simplement un mécréant ou un associationniste polythéiste qui verra ses œuvres en ce bas monde compter pour zéro au jour du Jugement dernier, ou un renégat qu’il faut occire.
En effet, dans une culture qui idéalise la mort et qui exècre la vie, on peut tuer sans problème ces « mécréants », c’est un combat sacré dans la voie de Dieu, dès que le moment opportun se présente. D’aucuns diront : « Mais non, ces propos sont insensés : nous avons toujours vécu et nous continuons à vivre dans une même société pluriconfessionnelle et pluricommunautaire, il existe entre nous de solides amitiés ». À cela, je réponds : « C’est vrai… Mais l’extrémisme et la violence apparaissent à la moindre crise et cette coexistence n’annule en rien l’existence d’un problème dans nos textes religieux fondamentaux – des failles dont tout criminel peut s’emparer pour en faire des justifications, et les textes religieux des autres ne sont pas moins violents que les nôtres, ils ont d’ailleurs servi à justifier durant des siècles des guerres et des massacres perpétrés par les Européens. Mais les Européens, eux, ont su reconsidérer ces textes religieux, les mettre de côté, et séparer la religion de l’État.
Mais nous, malheureusement, le temps s’est arrêté en ce qui nous concerne, voici de cela plus de mille ans, et nous avons idéalisé nos prédécesseurs et nous nous en sommes inspirés sans changer un iota à leur vision du monde, en dépit de l’évolution extraordinaire des instruments de la connaissance humaine. Pire, nous avons enterré vif et nous continuons aujourd’hui à enterrer vif tout appel à reconsidérer la jurisprudence musulmane (fiqh) dont nous avons hérité, à lire l’Islam selon une vision contemporaine des choses et à considérer que ces appels ne sont qu’un luxe intellectuel de gens s’immisçant dans ce qui ne les regarde pas, considérant que l’Islam serait le domaine réservé de personnes bien définies qui auraient reçu de Dieu – qu’Il soit exalté – un pouvoir de signature en son nom et celui de trancher les affaires des pays et des hommes.
En effet, nos pieux ancêtres (al-salaf al-çâlih) et leurs héritiers ont vu dans la révélation coranique un seul bloc, qui est à leurs yeux un texte sacré.
Mais ils n’ont aucune explication en ce qui concerne, par exemple, la contradiction entre des versets tels que :
« Vous constaterez que les gens les plus hostiles à ceux qui ont cru (= les musulmans) sont les juifs et les associationnistes et vous verrez que les plus favorables à ceux qui ont cru (= les musulmans) sont ceux qui disaient : « Nous sommes des Nazaréens (= chrétiens) ». En effet, il y a parmi ceux-ci des prêtres et des moines, et ils ne sont pas arrogants » (sourate de la Table, verset 82)
et :
« Ô, vous qui croyez (= les musulmans), ne prenez ni des juifs ni des Nazaréens (= chrétiens) comme dirigeants : qu’ils dirigent les gens de leur propre communauté ! Quant à ceux qui, parmi vous, en auront pris comme dirigeants, ils seront considérés comme faisant partie des leurs. Certes, Dieu ne guide pas dans la voie droite des gens injustes » (sourate de la Table, verset 51)
et encore :
« Ceux qui ont cru (= les musulmans), ceux qui marchent dans la voie droite, ainsi que les Nazaréens (= les chrétiens) et les sabéens sont ceux qui croient en Dieu et au Jour du Jugement et qui font le bien : ils auront auprès de leur Seigneur une récompense et ils ne doivent pas vivre dans la crainte, car ils ne seront pas affligés » (sourate de la Vache, verset 62).
Et ils n’ont pas non plus de réponse lorsqu’on leur demande la signification du verset ci-après :
« Si vous rencontrez ceux qui ont renié Dieu, coupez-leur les jarrets et attachez-les fermement : ils seront des nôtres par la suite, ou bien ils seront nos otages jusqu’à ce que l’on enterre la hache de guerre : bien sûr, si Dieu l’avait voulu, Il les aurait fait périr, mais (Il les a préservés) afin de vous mettre mutuellement à l’épreuve et ceux qui ont été tués sur la voie de Dieu n’auront pas agi en vain » (sourate Mohammad, verset 4)
ou encore ce verset de la sourate de l’Épée :
« En dehors du mois sacré, tuez les associationnistes où vous les trouverez, faites-les prisonniers, assiégez-les et surveillez-les, et s’ils se repentissent et disent la prière musulmane, s’ils paient l’aumône légale, libérez-les : Dieu est pardonnant et compatissant » (sourate du Repentir, verset 5).
Si le combat (jihad) dans la voie de Dieu consiste à leurs yeux à massacrer les infidèles, pourquoi nous étonner des exactions de Daesh et autres extrémistes fanatiques ?
Les juristes et les cheikhs ont galvaudé le Livre saint (= le Coran) et ils ne se sont pas donné la peine de l’étudier et de s’en inspirer librement. Quelqu’un a-t-il séparé les versets « semblables » des versets « parfaits » visés dans ce propos de Dieu (qu’Il soit exalté) :
« C’est Lui qui t’a révélé le Livre, dans lequel il y a des Versets parfaits qui en sont le cœur et d’autres Versets qui sont ressemblants. Quant à ceux qui ont une déviation dans leur cœur, ils observeront ce qu’ils penseront vrai afin de susciter la dissension et de le justifier, mais seul Dieu en connaît l’interprétation et les gens les plus versés dans la science religieuse disent : « Nous avons cru en cela car tout cela provient de notre Seigneur et c’est là sans aucun doute possible une guidance pour les gens pieux » (sourate de la Vache, verset 2)
du Coran en tant que guidance pour tous les hommes :
« Le mois de Ramadan a été décrété par notre Seigneur en tant que guidance pour (tous) les hommes pieux » (sourate Al Omran, verset 185) ?
En effet, la précision de la Révélation est extrême et un texte divin ne saurait être malmené arbitrairement. L’étude des différences entre Le Livre et le Coran, entre le décisif (muhkam) et l’analogie (mutashâbih) nous amène à l’idée que le Livre renferme le Coran en ceci qu’il comporte les versets paraboliques qui contiennent les lois régissant l’existence et l’univers, en plus d’être une archive historique (de l’épopée des pieux ancêtres : Al-Qiçâç). En cela, il est une guidance pour tous les hommes et il renferme également les décrets décisifs qui constituent la mission de Mahomet (auprès des gens pieux) :
« Ce Livre contient à n’en pas douter une guidance pour les gens pieux – ceux qui croient en l’au-delà, font la prière (musulmane) et dépensent le salaire qui leur a échu – ceux qui croient en ce qui t’a été révélé (à toi, Mahomet) et en ce qui avait été révélé avant toi, et qui sont convaincu de l’existence de l’au-delà » (sourate de la Vache, versets 2,3 et 4).
et le message universel apporté par Mahomet, valable pour tous les temps et pour tout lieu, ne comporte pas les événements de l’époque où celui-ci a vécu ni sa prophétie au sujet de ses relations avec son environnement constitué tant de ceux qui croyaient en lui que des mécréants, des monothéistes (juifs et chrétiens) et autres, ni ses guerres et ses conquêtes (comme les sourates du Repentir, Al-Anfâl et autres), et la plupart des versets qui composent son discours commençant par « ô vous qui croyez » s’adressent à ceux qui ont cru de son temps, de son vivant, et non à ceux qui ont vécu au cours des siècles après lui. Quant aux versets où il est question de combats et de guerre, nous devons les comprendre dans le contexte de leurs circonstances et dans leur contexte historique exclusivement. Les associationnistes (polythéistes), les juifs et les chrétiens qui y sont mentionnés sont les associationnistes (polythéistes), les juifs et les chrétiens contemporains du Prophète, et non ceux des périodes précédente et ultérieure.
Quant aux versets de combat, en tant qu’ils sont superfétatoires à la révélation, ils sont spécifiques à des situations de légitime défense contre des agressions extérieures (l’espace qui m’est imparti ne me permet pas de répéter ici ce que j’ai expliqué dans de précédents articles consacrés à cette question).
Si nous prenons les versets du Message en tant que telles, nous constatons qu’ils sont en cohérence avec notre affirmation qu’ils sont valables pour tous les humains et qu’ils ne diffèrent en rien des valeurs humanistes supérieures. Les lois qui sont énoncées dans ce Message portent sur la relation particulière existant entre l’homme et son Seigneur, une relation qui ne diffère en rien de celle que l’on trouve chez les autres nations. Quant à objecter que nous sélectionnerions dans le Livre divin ce qui est conforme à l’humanisme et que nous passerions sous silence ce qui n’y correspond pas, c’est tout simplement de l’hypocrisie et des considérations oiseuses.
La question qui se pose peut-être, à ce point de notre exposé, est celle de savoir quelle est la solution pragmatique que l’on peut appliquer ?
Je trouve la solution dans la prise de décisions audacieuses séparant la religion de l’État, à la condition que les valeurs musulmanes soient la référence morale pour toute constitution, puis dans la fermeture de tout ce qui peut exister en fait d’instituts de droit musulman, d’écoles religieuses et de facultés de sharia, qui n’ont fait que former au cours des siècles des cheikhs et des imams de mosquée qui ont prêché la haine, la violence et les tueries, et la reconsidération de leurs programmes d’enseignement et de ceux qui les supervisent, la suppression de la matière d’éducation religieuse des programmes scolaires auquel on substituera l’enseignement de la morale et de la connaissance des autres, de ceux qui sont différents du point de vue religieux ou confessionnel, dans l’espoir de rattraper les générations montantes et de leur permettre de sortir de cette impasse dont nous avons hérité de génération en génération.
À ce sujet, il est indispensable de rappeler ce qu’a fait le dictateur-père (Hafez al-Assad) en Syrie durant quarante ans, transformant la société civile qui prévalait encore dans les années 1950 chez nous en une société appartenant aux hommes de religion, une société dominée par la culture du catéchisme asséné aux hommes dans les mosquées et aux femmes dans les domiciles, les gens apprenant à réprimer les femmes et se focalisant sur les questions relatives à la pureté et à l’impureté, tandis que le tyran régnant faisait ce qu’il voulait et que l’on chantait ses laudes lors des fêtes religieuses et des sermons du vendredi. C’est ainsi que se répandirent les instituts apprenant aux enfants le Coran par cœur tandis qu’enflaient la corruption, le mensonge, le vol et l’abaissement des valeurs morales. Et tandis qu’il imposait les décrets et les lois qu’il voulait, le tyran a soigneusement maintenu les décrets et les lois du statut personnel rétrograde de ses sujets et ce qu’il était convenu d’appeler « la préférable de toutes les religions » et autres billevesées, ainsi que les articles de la constitution imposant que le chef de l’État soit de religion musulmane au motif que la religion de l’État aurait été l’Islam, bien qu’il se targuât d’être laïc.
Faites retour, ô vous, les musulmans, au Livre de Dieu et lisez-le avec les yeux de notre époque. Sortez de la chape des exégèses héritées, et tirez les leçons de ce verset :
« Si tu tends la main afin de me tuer, moi je ne tendrai pas la mienne afin de te tuer, car je crains Dieu, le Seigneur de ce bas-monde et de l’au-delà » (sourate de la Table, verset 28).
Et faites le distinguo entre le message divin, avec ce qu’il comporte en fait de valeurs humaines, et ce qui n’est rien d’autre que l’histoire (sanglante) de la Péninsule arabique !