Syrie: « Assad et les djihadistes se justifient mutuellement par leur barbarie » – interview de Ziad Majed – propos recueillis par Catherine Gouëset
Trois ans après le début du soulèvement contre le régime tyrannique des Assad en Syrie, le pays est plongé dans la guerre. Le politologue Ziad Majed vient de publier « Syrie, la révolution orpheline » qui revient sur ce drame. L’Express l’a interrogé.
De tous les pays arabes, hormis ceux du Golfe, la Syrie semble être le pays ou la chape de plomb la plus lourde semble avoir été imposée. Comment l’expliquez-vous?
Le régime syrien est depuis la fin des années 1970 l’un des plus féroces dans la région. Son armée et ses services de renseignements contrôlent l’état et la société. Ils sont construits autour d’un noyau dur, attaché directement au clan des Assad. Ce clan gère les affaires publiques à travers le parti Baath, au pouvoir depuis 1963, et à travers un état d’urgence imposé au pays qui permet aux tribunaux militaires et aux services de sécurité d’intervenir contre toute opposition politique. Les massacres de Hama en 1982 et les campagnes d’arrestation et de liquidation des partis de gauche et des frères musulmans tout au long des années 1980 témoignaient déjà de la barbarie de ce dernier. Elles ont réduit le champ politique syrien en ruines.
A cette répression physique s’est ajoutée au cours des décennies une autre symbolique: le culte d’Assad (d’inspiration stalinienne) et son occupation depuis 1984 de l’espace et du temps en Syrie, à travers les statues, les organisations de la jeunesse, les noms des rues, les portraits et les slogans évoquant sa « présence éternelle ». Il faut ainsi comprendre la succession au sein de la famille en 2000 et la passation du pouvoir du père Hafez au fils Bachar (deuxième cas dans une république après la Corée du nord) comme une volonté de montrer la puissance dynastique et clanique du régime et son pouvoir « éternel »…
Un autre atout des Assad dans l’écrasement des Syriens: la politique étrangère. Damas s’est impliqué dans tous les conflits régionaux et a multiplié toutes les alliances externes possibles afin d’occulter la société syrienne, et de transformer la Syrie aux yeux du monde entier en acteur régional sans « intérieur » et sans visage humain.
Pourquoi l’opposition a-t-elle eu tant de difficultés à se structurer?
L’opposition syrienne souffrait en 2011, quand la révolution a éclaté de plusieurs problèmes : l’absence de coordination entre ses composantes, l’absence d’expérience vue la destruction de la vie politique dans le pays, et sa méconnaissance de la nouvelle génération syrienne à cause de l’impossibilité de toute interaction politique. Elle était également dispersée entre les pays d’exile et l’intérieur (souvent en clandestinité). De plus, les diversités politiques (droite, gauche, islamiste, laïque…) et socio-culturelles (urbaine, rurale, tribale, etc…) qui auraient pu enrichir son discours politique et ses approches se sont transformées en sources de concurrences et de tensions. Et depuis 2012, avec « l’internationalisation » de la gestion de la situation en Syrie, et avec les développements militaires, différents acteurs externes (Turquie, Qatar, Arabie, France, Etats Unis…) ont trouvé des alliés aux rangs de cette opposition avec des agendas différents. Cela l’a affaibli et divisé d’avantage, face à un régime qui a soudé les siens à l’intérieur, et qui a deux grands alliés externes (l’Iran et la Russie) acharnés pour le maintenir (pour des raisons différentes).
On avait cru en 2012 le régime très affaibli. Les opposants espéraient une fin proche du régime. Qu’est ce qui lui a permis de rebondir?
Effectivement, le régime était et est très affaibli. Il a perdu le contrôle de plus de la moitié du territoire syrien, son armée a perdu près de la moitié de ses effectifs et ne peut plus imposer le service militaire que dans quelques régions qu’elle occupe, il est en grande difficulté économique et le sera encore plus dans les prochains mois. Il a également perdu son autorité symbolique et le culte de la personne de son président qui imposait la peur et le silence dans le pays. Mais quatre facteurs l’ont aidé à survivre en 2012 et 2013, et continuent aujourd’hui à l’aider, voire à le renforcer :
1- Le soutien de Téhéran et de Moscou. Le soutien des Iraniens se fait sous forme de dons et de crédits, d’envoi d’équipement militaire (surtout d’avions sans pilotes très efficaces dans les combats depuis novembre 2013), de mobilisation de milliers de combattants chiites libanais (Hezbollah) et irakiens qui ont renforcé les troupes d’Assad sur les fronts autour de Damas et de Homs, et d’entrainement de plus de 30 milles jeunes alaouites syriens constituant une force paramilitaire « l’armée de défense nationale ». Quant au soutien russe, il a pris la forme d’envoi de tonnes d’armes permettant à l’armée d’Assad une puissance de feu et des pièces de rechange, et évidemment un droit de véto au Conseil de Sécurité des Nations Unis bloquant à plusieurs reprises des résolutions et des sanctions contre le régime.
2- L’inaction de la communauté internationale, dans le sens où cette dernière semble avoir accepté le blocage russe du Conseil de Sécurité. Elle s’est contentée de déclarations condamnant les massacres commis par le régime, et de quelques sanctions économiques. Même après l’usage des armes chimiques considérées par Washington comme seule ligne rouge, elle a cédé à un accord avec Moscou et Damas épargnant Assad de toute sanction militaire qui aurait certainement modifié la donne syrienne. Pire encore, le refus catégorique des américains de livrer aux opposants syriens des missiles anti-air a privé ces derniers d’une arme stratégique. Les états du golfe et les européens (divisés quant à l’armement de l’opposition) se sont pliés à cette volonté américaine, et le régime de même que ses alliés en ont profité et se sont sentis impunis.
3- De ces deux facteurs en découle le troisième : l’aviation militaire. au delà des les 15 000 civils tués par l’aviation du régime, au delà des destructions massives et du pourrissement de la situation dans les régions libérées au nord comme à l’est et au sud, l’aviation a joué et joue toujours un rôle déterminant dans les combats. Sans cette aviation, l’armée et ses alliés libanais et irakiens auraient du mal à progresser sur le terrain, ou à se maintenir dans les régions éloignées de Damas (Alep, Idlib et Deir Ezzor par exemple). Et Sans cette aviation, le blocus imposé sur les banlieues de Damas et la Ghouta serait moins « efficace ». On peut dire donc que priver l’opposition syrienne d’armes anti-aériennes lui permettant de neutraliser l’aviation d’Assad a eu des conséquences militaires, politiques et humanitaires terribles.
4- Enfin, l’arrivée des djihadistes fin 2012 (par la frontière irakienne où ils étaient bien implantés et par la frontière turque) a profité à la propagande d’Assad politiquement.t Depuis 2013 cette arrivée lui profite militairement, car ces derniers sont en lutte sanglante avec les forces de l’opposition pour le contrôle du territoire libéré du régime. Plus de 2000 combattants et militants de l’opposition ont trouvé la mort ou sont portés disparus dans cette lutte (des centaines parmi eux sont dans les geôles des djihadistes, notamment ceux de l’EIIL, dans le gouvernorat de Raqqa).
Contrairement à ce que l’on a pu penser, il semble que le régime soit parvenu à garder le soutien d’une frange non négligeable de la population. Comment?
Il n’y a aucun régime dans le monde (aussi despotique qu’il le soit) qui ne profite d’un certain soutien populaire, surtout après 43 ans de pouvoir absolu, de réseaux de corruption et de recrutement des services de renseignement. De plus, le régime syrien a permis à une certaine bourgeoisie affairiste urbaine d’émerger et élargi sa base clientéliste. Mais ce qui maintient la cohésion des alliances autour du clan Assad et lui permet cette combativité c’est surtout la assabiya (solidarité mécanique) d’une majorité de la communauté Alaouite (11% de la population) que le régime du temps du père avait soudé et au sein delaquelle il recruté les officiers de l’armée comme des services sécuritaires dans ses rangs. D’autre part, la peur de certains milieux au sein des minorités chrétiennes et druzes (6% et 3% respectivement) de l’après Assad (vu l’expérience irakienne voisine), les inquiétudes d’une grande partie des Kurdes syriens (12%) du rôle turc et leurs aspirations d’autonomie ont joué avec le temps en faveur du régime.
Le conflit a commencé par des manifestations civiles. La militarisation était-elle inéluctable?
Ce sujet avait divisé et divise toujours les militants et les activistes. A mon avis, bien que la militarisation ai été encouragée par des acteurs externes dans certains cas, il était devenu quasiment impossible après aout 2011 (soit 6 mois après le début de la révolution) de manifester pacifiquement et d’organiser des sit-in en Syrie. La barbarie du régime face aux manifestants, son occupation par les chars des places publiques de même que les arrestations, les assassinats et les sanctions infligées aux activistes, ont poussé beaucoup d’entre eux à prendre les armes pour se protéger. Les déserteurs de l’armée et les groupes de défense locaux qui se sont constitués ont également opté pour la lutte armée. Pour un grand nombre d’opposants syriens, le régime Assad n’est comparable dans la région qu’aux régimes de Saddam Hussein en Irak et de Kadhafi en Libye, et ces deux-là ne sont tombés que par la force…
Vous dénoncez l’abandon des Syriens par la communauté internationale. Pis, certains responsables occidentaux n’écartent plus l’idée de faire avec le régime Assad considéré comme un moindre mal face aux djihadistes. Cela augure-t-il d’une crise durable?
Je pense que l’analyse considérant que la situation actuelle présente un choix à faire entre Assad et les djihadistes est fausse, naïve ou même délibérée afin de justifier « l’option Assad ».
La réalité sur le terrain et l’évolution de la situation en Syrie montrent que nous sommes plutôt devant l’équation suivante: soit Assad et les djihadistes ensemble, l’un se justifiant par la barbarie de l’autre et les deux camps capables de « coexister » et d’occuper chacun une région, soit la chute d’Assad et puis celle des djihadistes qui perdraient ainsi toute possibilité de recrutement, isolés sur le terrain et dans la société même. Dans tous les cas, accepter de normaliser les relations avec Assad après 150.000 morts, 9 millions de blessés, prisonniers et déplacés, 55.000 photos de 11.000 victimes torturées à mort à une échelle industrielles dans les prisons assadiennes, ne serait qu’une invitation à tous les criminels de guerre à défier le monde et à commettre en toute impunités leurs crimes de masse contre les populations civiles et contre leurs ennemis politiques…
Syrie, la Révolution orpheline, de Ziad Majed (Actes Sud).
date : 23/04/2014