Syrie. Bachar al-Assad, le Front de Soutien, l’Etat islamique et le peuple syrien (2/4) – par Ignace Leverrier
Contrairement à ce que prétend la propagande du régime, pour les Syriens, le choix n’est pas entre Bachar al-Assad et les djihadistes. Il n’est pas entre la tyrannie laïque d’un clan familial et la dictature de groupes religieux. Ils aspirent, après le renversement du premier et la neutralisation des seconds, à la mise en place progressive d’un Etat syrien démocratique, civil, pluraliste, alternatif et égalitaire. C’est ce pour quoi ils luttent présentement.
Ils sont en droit d’attendre de leurs amis qu’ils comprennent, à défaut de soutenir concrètement, le combat coûteux en vies humaines dans lequel ils sont engagés sur deux fronts, et dont ils seront eux aussi collectivement les bénéficiaires. Ils sont en droit d’attendre des autres qu’ils ouvrent les yeux sur le jeu pervers depuis longtemps pratiqué par le régime syrien, qui se sert du terrorisme et de l’islamisme radical comme de moyens de chantage vis-à-vis de l’extérieur et comme instruments de répression de la population syrienne à l’intérieur.
Pour lire la première partie, cliquer ici.
===
Entre-temps, au cours de l’année 2011, Bachar al-Assad a franchi un pas et pris un risque considérable en jouant, pour la première fois en Syrie, la carte du terrorisme islamique dans son propre pays. Confronté à une révolution reconnue légitime par la majorité des Etats démocratiques, il entreprend en effet de favoriser la réalisation ce qu’il a prophétisé quelques mois plus tôt. Il remet en liberté des centaines dedjihadistes syriens et étrangers qu’il avait jetés en prison au cours de la décennie précédente, à leur arrivée dans son pays ou à leur retour d’Irak ou du Liban.
L’ambassadeur Bachar al-Jaafari, représentant permanent de la Syrie à l’ONU et membre de la délégation syrienne aux négociations de « Genève 2 », a récemment tenté de dédouaner les services de renseignements de son pays en affirmant qu’ils n’avaient libéré que des auteurs de délits ou de crimes dont ils ignoraient les tendances djihadistes. Il s’agit évidemment d’un mensonge. En Syrie, lesmoukhabarat ne relâchent jamais personne avant d’en avoir extrait tous les renseignements dont ils ont besoin, et ils savent pertinemment, quand ils libèrent un simple criminel, la nature de ses convictions politiques et religieuses.
En prenant la décision de relâcher dans la nature des hommes qu’il sait dangereux, Bachar al-Assad et son entourage font tout simplement « la part du feu ». Les pertes que les djihadistes une fois organisés en brigades vont faire subir aux forces de sécurité seront compensées par le discrédit qui s’attachera à l’opposition et à l’Armée libre, auxquelles il lui suffira de les assimiler. Surtout, l’apparition et l’affirmation d’unités islamistes vont dissuader les Etats « amis du peuple syrien » de tenir les promesses de soutien qu’ils ont faites à l’opposition politique.
Au début de 2012, une organisation apparaît en Syrie, dont le nom à rallonge expose le programme : « Front de Soutien à la Population syrienne des Moudjahidin syriens sur le Terrain du Djihad« . Dirigé par Abou Mohammed al-Jolani, un Syrien originaire du Golan donc, ce Front de Soutien voit aussitôt les regards et les projecteurs se braquer sur Lui. L’attention particulière dont il bénéficie est le résultat tout à la fois d’une communication de sa part maitrisée et d’une mise en exergue de la part du régime délibérée. Lors de l’annonce de sa création, le 24 janvier 2012, le Front de Soutien surprend tout le monde en revendiquant des attentats… qui ont eu lieu à Damas un mois plus tôt, le 23 décembre 2011. Ce paradoxe ne dissuade pas les médias du régime de focaliser leur attention sur le nouveau venu, confirmant les soupçons de collusion entre le Front de Soutien et les moukhabarat, jusqu’alors considérés comme les véritables organisateurs, si ce n’est comme les auteurs immédiats de ces attentats.
Les bizarreries en effet n’y manquent pas. Systématiquement réalisés en cours de week-end, ils ont pour caractéristique de faire beaucoup de bruits, mais de ne provoquer qu’un nombre limité de victimes, du moins parmi les agents des appareils de sécurité auxquels ils n’infligent que des dégâts matériels. Les auteurs de ces opérations semblent par ailleurs disposer de quantités importantes d’explosifs, fait étrange pour un groupe aussi récemment créé, dans un pays où ce genre de produit n’est en vente libre ni sur les marchés, ni dans les boutiques hors taxe de Rami Makhlouf. Les corps retrouvés sur les lieux des explosions, dans un état de décomposition parfois avancée, n’appartiennent à personne, en tout cas ils ne sont pas ceux de passants ou d’habitants du quartier, ce qui suggère qu’ils ont été apportés là « pour faire nombre ». Etc… D’autres attentats commis plus tard donneront à penser que les kamikazes sont peut-être doublés à leur insu par les moukhabarat : alors qu’ils se dirigent vers la cible que leur chef leur a assignée, ils sont tués en chemin, à un autre endroit, par l’explosion de leur véhicule déclenchée à distance. Ils ne sont plus là évidemment pour se plaindre de cette trahison…
Malgré l’agitation médiatique entretenue autour du Front de Soutien, qui revendique 600 opérations au cours de sa première année d’existence, les résultats ne sont pas à la hauteur des attentes de ceux qui ont favorisé sa naissance. Ils attendaient davantage de la remise en liberté des djihadistes et de la création de ce groupe qui a attiré à lui, venant d’Irak et d’ailleurs, quelques centaines de moudjahidin. Certes, en décembre 2012, les Etats-Unis l’ont placé sur leur liste des organisations terroristes. Certes aussi, les gouvernements occidentaux se sont abstenus de traduire en actes, c’est-à-dire en livraisons suivies de matériels militaires, les promesses faites à l’opposition politique en échange de son organisation et de la structuration de l’Armée libre. Certes encore, le groupe a joué son rôle d’épouvantail parmi les minorités confessionnelles dont le régime a besoin pour se protéger et pour relayer sa propagande, à destination de l’Occident chrétien en particulier. Certes enfin, le régime a su profiter des préventions et des aversions entretenues dans les opinions publiques par les djihadistes pour leur imputer des crimes et des massacres perpétrés dans des villes ou des villages – à Houla, à Qoubeïr, à Treïmseh… – alors qu’ils ont en réalité été commis par l’armée, les moukhabarat et les chabbiha, les milices de voyous à la solde de la famille al-Assad.
En revanche, le Front de Soutien n’a pas suscité, comme les services de renseignements l’escomptaient, un rejet massif en faveur du pouvoir de la part des opposants, des révolutionnaires et d’une grande partie des habitants des zones échappant désormais à l’emprise du pouvoir. Ces derniers réagissent d’ailleurs à la décision américaine en affirmant, lors de la manifestation hebdomadaire du vendredi 14 décembre 2012, que « nous sommes tous Jabhat al-Nusra » et que « le seul terrorisme en Syrie est le terrorisme de Bachar al-Assad ».
Il ne faut pas se laisser abuser par ces formules. Elles expriment au mieux une solidarité et non une adhésion aux idées du Front de Soutien. La majorité des Syriens ne veulent pas d’al-Qaïda chez eux. Ils ne veulent pas chez eux de l’état islamique qui est l’objectif d’Abou Mohammed al-Jolani, le chef mystérieux de Jabhat al-Nusra dont personne n’a jamais vu le visage. Mais ils ont eu le temps de constater que, prenant ses distances avec les « attentats aveugles » dont les victimes sont en majorité des civils, et renonçant parfois à mener à leur terme des opérations qui risquent de faire trop de victimes collatérales, le Front de Soutien concentre ses « attentats suicides » sur les sièges, les postes de contrôle, les lieux de cantonnement et les convois des forces du régime. Ils ont observé la discipline, l’abnégation et le courage au combat de ces djihadistes, et ils ne doutent pas qu’ils veulent, comme eux, débarrasser la Syrie de Bachar al-Assad et de son entourage militaro-sécuritaire. Mieux encore, ils ont bénéficié en divers endroits des services que les combattants du Front de Soutien s’emploient à rendre aux populations pour suppléer à la disparition des structures de l’Etat. Ils ont trouvé avec eux un modus vivendi, après s’être plusieurs fois opposé les armes à la main à leurs chefs ou à leursimams pour leur faire comprendre qu’ils ne pouvaient pas tout se permettre. Ils comprennent finalement qu’un certain nombre de jeunes et de moins jeunes, qui ne sont pas des djihadistes, rejoignent temporairement les rangs de cet épouvantail pour contribuer de façon plus efficace au renversement du clan au pouvoir, objectif prioritaire de la révolution.
(A suivre)
date : 03/04/2014