Syrie. Bachar al-Assad, le Front de Soutien, l’Etat islamique et le peuple syrien (4/4) – par Ignace Leverrrier

Article  •  Publié sur Souria Houria le 8 avril 2014

Contrairement à ce que prétend la propagande du régime, pour les Syriens, le choix n’est pas entre Bachar al-Assad et les djihadistes. Il n’est pas entre la tyrannie laïque d’un clan familial et la dictature de groupes religieux. Ils aspirent, après le renversement du premier et la neutralisation des seconds, à la mise en place progressive d’un Etat syrien démocratique, civil, pluraliste, alternatif et égalitaire. C’est ce pour quoi ils luttent présentement. 

Ils sont en droit d’attendre de leurs amis qu’ils comprennent, à défaut de soutenir concrètement, le combat coûteux en vies humaines dans lequel ils sont engagés sur deux fronts, et dont ils seront eux aussi collectivement les bénéficiaires. Ils sont en droit d’attendre des autres qu’ils ouvrent les yeux sur le jeu pervers depuis longtemps pratiqué par le régime syrien, qui se sert du terrorisme et de l’islamisme radical comme de moyens de chantage vis-à-vis de l’extérieur et comme instruments de répression de la population syrienne à l’intérieur.

Sur la tunique du fuyard : "Da'ech" (Ali Farzat)Sur la tunique du fuyard : « Da’ech » (Ali Farzat)

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Beaucoup de Syriens sont aujourd’hui convaincus que Da’ech est une création des services de renseignements du régime. Ils sont persuadés que l’organisation a profité, pour prendre pied en Syrie, de l’aide de l’Iran, par où ont transité un certain nombre de ses combattants… comme en attestent les passeports trouvés sur leurs cadavres. Ils croient que le groupe d’al-Baghdadi a bénéficié du soutien de l’Irak, qui n’aurait pas déployé beaucoup d’efforts pour faire en sorte que les centaines d’islamistes, libérés de la prison d’Abou Ghraïb lors d’une attaque terroriste en juillet 2013, ne puissent pas passer en Syrie pour rejoindre ses rangs.

D’autres Syriens ne voient dans Da’ech qu’un « allié objectif » du pouvoir en place. Si cette organisation fait le jeu du régime, c’est en mettant en œuvre un programme autoritaire, foncièrement antidémocratique, qui l’apparente à une sorte de « parti dirigeant de l’Etat et de la société » comme l’était le Parti Baath avant le changement de Constitution, en février 2012. Le moteur idéologique de Da’ech est certes aux antipodes de celui du régime. Mais les pratiques de l’un et de l’autre sont tout à fait comparables.

C’est surtout par réalisme, par effet d’aubaine, mais peut-être aussi parce qu’ils sont de connivence, que les forces armées syriennes évitent de bombarder les positions et les sièges de Da’ech, pourtant connus de tous. Le régime profite dans tous les cas des agissements d’un groupe dont il souhaitait la présence, et dont il attend qu’en terrorisant les populations par son fanatisme, il altère définitivement l’image des « rebelles » et de la révolution, qu’il incite nombre de Syriens à se rapprocher de lui et qu’il refroidisse durablement les ardeurs des Etats interventionnistes.

A la fin de 2013, les exactions de Da’ech atteignent un tel niveau que les habitants de plusieurs localités libérées manifestent leur colère et exigent le retrait de leurs villes de tous ses combattants. Les groupes armés, principalement islamistes d’ailleurs, qui avaient eux-mêmes souffert des agissements de l’organisation d’al-Baghdadi décident enfin de passer à l’action. Ils avaient temporisé pour plus d’une raison : la supériorité militaire tout à fait dissuasive de Da’ech, la priorité à donner à la guerre contre le régime plutôt qu’aux luttes intestines, la difficulté à s’unir contre cet autre ennemi commun, l’entente préalable sur le groupe qui bénéficiera en priorité de l’expulsion de Da’ech, et, surtout peut-être, la délicate question de la fitna, la dissension entre membres de la communauté, qu’il faut à tout prix éviter parce qu’elle constitue une faute majeure en Islam.

Début 2014, cette dernière difficulté est levée par les avis juridiques, les fatwas, émis par plusieurs oulémas syriens et non-syriens qui font des hommes de Da’echdes khawârej, c’est-à-dire des gens qui s’excluent eux-mêmes de la communauté, et des ghoulât, c’est-à-dire des extrémistes, dans une religion qui fait de l’équilibre, de la modération et du juste milieu un idéal. Les hostilités peuvent donc s’engager. Quelques semaines plus tard, à la mi-mars, l’Etat Islamique d’Irak et de Syrie est contraint de retirer la plupart de ses combattants des villes qu’ils contrôlaient à l’ouest et au sud d’Alep, et de les regrouper dans le gouvernorat de Raqqa, qui reste, avec les villages environnants, leur principale emprise en Syrie.

Il est certain que les Syriens n’en ont pas fini avec Da’ech qui, changeant de stratégie, s’emploie désormais à s’enraciner plutôt qu’à essaimer, de manière à affermir les bases de son « Etat islamique ». Mais ils auront au moins montré dans cette affaire plusieurs choses extrêmement importantes :

– Ils auront d’abord montré que la population syrienne ne constitue pas, pour al-Qaïda et les groupes djihadistes, un terrain propice. Si les Syriens ont ouvert les bras au Front de Soutien, au cours de l’année 2012, c’est uniquement faute de voir les Etats sur lesquels ils comptaient – et les Etats démocratiques en particulier – leur apporter l’aide qu’ils réclamaient parce qu’ils en avaient besoin pour échapper à la mort. Perdus dans l’océan, ils ont saisi l’unique planche de salut passant à leur portée. Mais, arrivés sains et saufs sur la rive, ils n’ont nullement l’intention d’utiliser cette planche dans la reconstruction de leur maison.

– Ils auront ensuite montré que la révolution syrienne ne débouchera pas fatalement sur la mise en place en Syrie d’un « Etat islamique », comme la propagande du régime ne cesse de le colporter pour effrayer la communauté internationale et la dissuader d’agir. En se dressant contre Da’ech, les habitants des régions pourtant économiquement démunies du nord-ouest de la Syrie ont confirmé que, ayant acquitté un prix considérable pour s’affranchir d’un système politique autoritaire, ils n’étaient pas prêts à se soumettre à une organisation tout aussi tyrannique et irrespectueuse des libertés individuelles et collectives.

– Ils auront également montré que le régime ment lorsqu’il prétend lutter contre le terrorisme pour acheter sa survie aux Etats occidentaux, comme il l’a fait à l’ouverture des négociations de Genève, à Montreux, au mois de janvier 2014. Les trois années de révolution ont confirmé que Bachar al-Assad ne lutte pas contre le terrorisme, mais qu’il joue avec les terroristes. Il porte la responsabilité principale, par la férocité de la répression qu’il n’a cessé de mener contre sa population comme par la remise en liberté de dangereux djihadistes, dans l’apparition en Syrie des groupes radicaux et dans l’arrivée dans son pays de jeunes musulmans en provenance de tous les pays, désireux d’apporter leur soutien à une population abandonnée par la communauté internationale.

– Ils auront finalement montré que, pour faire face à l’islamisme radical et lutter contre les terroristes qui préoccupent aujourd’hui un grand nombre d’Etats, le peuple syrien en général et l’Armée libre en particulier constituent des alliés beaucoup plus sérieux, efficaces et constants que le régime « protecteur des minorités », auquel sa prétendue laïcité n’a jamais interdit de faire des djihadistesdes alliés et, pour assurer sa survie, de les utiliser contre sa population.

source : http://syrie.blog.lemonde.fr/2014/04/05/syrie-bachar-al-assad-le-front-de-soutien-letat-islamique-et-le-peuple-syrien-44/

date : 05/04/2014